Appel à publication : « La Ronde des arts : pluralité esthétique et modernité », Revue Romantisme (2019, n°2)

Écrivains et artistes du XIXe siècle ont adoré la Beauté, mais ils l’ont déclinée au pluriel, dans la conscience de la pluralité des pratiques artistiques et dans la recherche de leur complémentarité. Sans doute, dans le programme esthétique inauguré par le Romantisme allemand, le mouvement général va-t-il plus évidemment du pluriel au singulier : contre la pensée classique qui travaille à fixer « les limites respectives » de chacun des « beaux-arts » (la poésie et la peinture, notamment, dans le Laocoon de Lessing), le Romantisme se constitue en affirmant l’idéal d’une union des arts, selon un programme qui, avec d’infinies nuances et quelquefois maintes ambiguïtés théoriques, court des premiers romantiques et des fragments de l’Athenaüm au Gesamtkunstwerk wagnérien, et de là se diffuse dans le Symbolisme, jusqu’aux origines de l’Abstraction.
L’Esthétique de Hegel se fait l’écho ou souvent le garant de tels projets en posant entre l’Art, dans son unité indivise, et les arts, qui en sont tour à tour la réalisation concrète, le mouvement d’une dialectique historique, où la pluralité artistique est le moment négatif d’une unité posée, niée puis retrouvée. Le plus souvent, cette tension vers l’unité de l’Art se soutient d’une pensée des « correspondances », venue de très loin dans le siècle (ou bien en amont) et diversement reformulée dans des théories, rêveries ou réalisations concrètes : il en serait de la pluralité des arts comme de la pluralité des sens, ceux-ci comme ceux-là se détachant de quelque « ténébreuse et profonde unité », et tendant à s’y refondre dans une visée « sublime » portée par quelque sixième sens qui serait lui-même en quelque sorte « supra-sensible ». Ce faisant, bien des artistes ont converti cette assomption tendancielle de l’Art au singulier, en une Religion esthétique qui hypostasie tour à tour la Poésie, la Musique, le Fragment ou l’Œuvre totale, – mais en laquelle se dissout la conscience de l’œuvre en son travail et sa technicité spécifiques, et qui occulte alors l’incommensurabilité des arts entre eux.

Ce dossier de la revue Romantisme se propose au contraire de montrer comment la tension inhérente à l’idée d’un pluriel du beau, telle que celle-ci est héritée de la pensée des Lumières, résiste à sa résolution dialectique appelée par le Romantisme, et fait progressivement advenir une conscience esthétique proprement moderne, – quand la différence entre les arts, différée d’un art à l’autre, suspend la possibilité de leur synthèse, et relance indéfiniment le jeu de leurs échanges.

Il s’agira d’abord d’observer comment les arts se touchent, c’est-à-dire tout à la fois s’attirent et se repoussent, – dans un « hymen […], vicieux mais sacré », écrit Mallarmé qui, à travers l’image précisément de « l’hymen », offre à Derrida le ferment poétique d’une pensée philosophique de l’entre-deux.

On se demandera ainsi ce qu’il en est du nouage du texte et de l’image, quand par exemple on passe du livre illustré, cher à l’imprimerie romantique, aux premiers exemples de livre d’artiste tel que celui-ci s’invente autour de Mallarmé (ou Charles Cros) et de Manet. On se demandera en outre comment un texte qui refuse l’illustration autant qu’il l’appelle – « Je suis pour ⎯ aucune illustration » écrit singulièrement Mallarmé – fait en lui-même image, et comment, si Homère est aveugle, la littérature donne à voir : par quelle ekphrasis, hypotypose ou transposition d’art ? Par quelle force figurale active au sein même du langage quand la page s’expose à la compréhension du regard ?

Parallèlement, on réfléchira à « l’hymen » de la poésie et de la musique, quand l’une et l’autre coexistent (dans le lied ou la mélodie par exemple), ou inversement quand la musique écarte d’elle le poème, ou quand le poème écarte de lui la musique : ainsi dans cette musique sans les sons que serait L’Après-midi d’un faune de Mallarmé ou, réciproquement, dans ce poème sans les mots que serait le Prélude de Debussy.

Quelquefois, certaines figures, mineures en apparence, expriment de manière privilégiée cette relève mutuelle des arts entre eux : ainsi la danseuse dans l’esthétique fin de siècle, ou bien le mime, ou encore l’objet décoratif dans l’horizon de l’Art nouveau. Toujours les arts se métaphorisent les uns les autres, mais aucun ne les contient tous : nulle synthèse, mais une « syncrèse » (écrit Michel Deguy), par laquelle chaque art, dans la contagion musaïque qui l’emporte, prête à l’autre ce qu’il ne possède lui-même que par défaut, – et par quoi se relance indéfiniment cette moderne ronde des Muses.

On pourra en outre interroger la critique d’art au XIXe siècle ; mais là aussi on envisagera celle-ci selon la logique de « l’hymen », – en observant ces moments où le discours critique quitte sa position méta-discursive, pour se faire lui-même poème (ou « poème critique », dit Mallarmé), suspendant de la sorte la différence de la poésie et de la pensée, là où la pensée dialectique résolvait celle-là en celle-ci.

On pourra aussi prêter attention à l’amitié entre écrivains et artistes, non pas pour elle-même dans une perspective biographique, mais chaque fois que l’amitié, plus profondément que les appartenances d’école, les logiques de champ, ou les mythologies des « camaraderies », inspire une création, non pas collective, mais partagée. Le dialogue des arts, paradoxalement revivifié par leur « in-compréhension » réciproque, sera ainsi sous-tendu par une idée neuve de la communauté artistique, délivrée du substrat théologique ou politique qu’impliquait par exemple l’idée d’une « fraternité » des arts, mais encore susceptible de refonder, du moins virtuellement, la communauté humaine.

Il restera à méditer, notamment avec Jean-Luc Nancy, ce qu’il en est de l’Art au singulier quand son identité ne se donne ainsi qu’au pluriel : non plus une essence, un idéal ou une idée ; mais pas davantage une série de techniques ou même simplement d’« œuvres ». – Quelque chose plutôt comme un art sans fin, hétérogène en soi, à l’opposé de toute Fin de l’Art, – un art donc dans son devenir moderne, compris cependant au creux même du Romantisme.

Pour limiter le champ chronologique couvert par ce dossier, on privilégiera les études qui mettent l’accent sur le tournant proprement moderne de la réflexion esthétique – son paradigme mallarméen en quelque sorte, plutôt que son paradigme wagnérien –, et on privilégiera des études qui portent moins sur des théories ou des doctrines, que sur des pratiques inter-artistiques chaque fois singulières.

Les propositions de contributions (900 signes), accompagnées d’une brève notice biobibliographique, sont à adresser à Jean-Nicolas Illouz (jean-nicolas.illouz@wanadoo.fr), avant le 15 janvier 2018, et les articles retenus seront à envoyer à la même adresse avant le 1er septembre 2018.

Le numéro paraîtra en juin 2019.

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