Appel à publication : « Photographies et valeur(s) : production, mécanismes, sources », Photographica n° 8 (22 mai 2023)

Appel à publication : « Photographies et valeur(s) : production, mécanismes, sources », Photographica n° 8 (22 mai 2023)

De quoi parle-t-on lorsqu’il est question de la “valeur” des photographies ? À la manière de l’anthropologue David Graeber[1], il faudrait pouvoir faire une différence entre la valeur de la photographie comme relative aux « mécanismes économiques de prix » (p. 131) dans lesquels Marx voulait voir l’originalité du capitalisme comme « unique système dans lequel il est possible d’acheter et de vendre le travail » (p. 97), et « les valeurs » comme « conceptions du souhaitable » (p. 131) et qui varient suivant les contextes d’usages et d’échange des photographies. Comme le soulignait Graeber dans sa théorie anthropologique de la valeur, « dans les analyses des processus d’attributions de valeur (et ce, que l’on s’intéresse à des objets d’échange ou à la richesse en général), il est presque invariablement question de visibilité et d’invisibilité » (p. 151). Cette oscillation entre visibilité et invisibilité de la valeur, entre valeur objectivable et valeur symbolique, rend la question de l’analyse de la valeur des photographies d’autant plus complexe que celle-ci est fixée par des usages économiques, sociaux et culturels extrêmement diversifiés. Cela implique en effet de s’intéresser aux fluctuations de ces valorisations dans le temps et dans l’espace, mais aussi d’approfondir avant tout un point peut-être insuffisamment abordé dans l’histoire de la photographie, celui du prix et du coût des photographies – une histoire fondamentalement économique des photographies, et pas simplement du marché des images déjà produites mais celle de l’évaluation des productions photographiques. En d’autres termes, dans quelles conditions est considérée et valorisée la photographie comme marchandise au sens de Marx, et comment, en tant que biens culturels, les photographies sont valorisées ? Quelle sorte de marchandise est la photographie et quel est son écosystème de valorisation ?

Pour une histoire longue des prix de production et de consommation des photographies

Si la valeur de la photographie semble commander une grande partie de sa prime histoire c’est aussi parce que, dès son origine, cette question traverse les deux horizons de son accessibilité : accessibilité comme pratique et accessibilité comme objet de consommation, tous deux conditionnés par sa possible industrialisation[2]. Dès son invention, la valeur de la photographie, pourtant vue comme une image pauvre et sans qualité, est directement fonction du coût du matériel et des matières premières nécessaires à sa production. Donc, en premier lieu, s’il semble évident de pouvoir tracer une ligne de démarcation à la fin du xixe siècle entre une pratique d’élite, ou en tout cas experte, de la photographie, et une pratique populaire dont l’emblème reste l’introduction du Kodak n°1 en 1888, que savons-nous réellement des conditions d’accessibilité de la photographie dans sa phase artisanale, puis de l’influence des procédés aux émulsions sèches sur son accessibilité économique ? Avant même d’être une machine à produire des images dont le coût comme la qualité sont destinés à baisser alors que leur diffusion s’étend, la photographie est d’abord un marché des appareils et des matières premières nécessaires à sa pratique, d’abord réservée aux ateliers mais également à une clientèle souvent décrite comme appartenant à la classe des loisirs. Ainsi, la possibilité relative donnée à chacun et chacune de produire ses propres photographies grâce aux émulsions sèches modifie profondément une économie de la photographie qui se déporte des ateliers vers la production en série d’un matériel standardisé et normalisé parfois distribué par ces mêmes ateliers. Mais à quel prix ? Et lorsqu’on évoque l’accessibilité de la photographie aux amateurs, de quels amateurs parle-t-on ? Que sait-on du prix du matériel photographique à tel moment de l’histoire et de l’influence de la concurrence à la fois sur une rationalisation du marché et son expansion ? Que sait-on du marché du matériel lui-même, du coût des fournitures, des plaques, des châssis, puis des pellicules, mais aussi de ce qui entoure les photographies : les albums, les boîtes, les cadres, les coffres ? Et comment ces questions de coût influent sur la mise en accessibilité d’une pratique d’abord de classe, puis populaire de la photographie, qu’il reste à évaluer face à son coût réel. Entre distinction et consommation de masse, comment ces questions orientent et dirigent les pratiques ? En d’autres termes, et pour reprendre une évaluation souvent utilisée dans l’histoire de l’expansion de la bicyclette au tournant des XIXe et XXe siècles, à partir de quand et à quelles conditions les appareils photographiques seront-ils accessibles aux ouvriers travaillant dans les usines d’appareils photographiques et autres consommables ?

Fluctuation des valeurs

Parallèlement à la question de l’accessibilité du matériel, de l’histoire de sa production, de sa commercialisation et de sa valeur, la question d’un marché pour la/les photographies est elle d’emblée une des problématiques essentielles de son implantation par la constitution d’un secteur de production pour les images, notamment par le portrait[3]. Le commerce des images photographiques qui se vendent dès 1839, est une économie complexe et multifactorielle qui au prix des photographies fait correspondre à la fois l’usage des matières premières et du matériel, mais également la valorisation d’un travail, celui du photographe lui-même dont l’évaluation a pu profiter de la surévaluation du profil artiste dès la fin du siècle. Dans le même temps, bien avant même la production en série propre à l’industrialisation, la standardisation du portrait par des firmes organisées en autant de manufactures, permettait de donner accès aux images pour quelques francs. Pourtant, et les procès en contrefaçon qui se développent dans les années 1860 le démontrent aisément[4], la valorisation des images photographiques dépend également de la valeur accordée aux modèles représentés. Ainsi, le développement d’un marché pour les images photographiques transformées malgré elles en « choses banales[5] », c’est-à-dire en objet de consommation, profite d’une valorisation à la fois matérielle et symbolique qu’il reste à évaluer face aux réalités fluctuantes d’une économie qui se fond radicalement dans le capitalisme sous le Second Empire.

Marché de la photographie et valeur patrimoniale

Face à ces conditions de valorisation objective, se développe, en particulier au sein d’opérations institutionnelles comme les expositions de la Société française de photographie au XIXe siècle, une mise en valeur différenciée des photographies entre elles. Dans ce contexte, entre photographes et sociétaires de la SFP, dès les années 1850, naît un premier marché du tirage photographique, sur lequel on sait peu de choses et qui fait également émerger son corollaire : le collectionneur de photographies. C’est ce dernier qui, entre le contemporain et le patrimonial, entre les fluctuations relatives de la rareté, de la beauté et de la renommée, donne à la photographie, mais aussi au matériel photographique, une valeur dont les variations constituent une première histoire du marché de la photographie. Mais c’est dans l’entre-deux guerres, autour de nouveaux collectionneurs, avec l’explosion des expositions de photographies historiques et modernes, avec les ventes de fonds d’ateliers de photographes à photographes, ou d’entreprises à entreprises, ou encore de photographes à institutions et la multiplication des transactions liées à la photographie que s’échafaudent les valeurs, notamment patrimoniales, de la photographie : à quel(s) prix s’achètent les images ou le matériel photographique ancien ? Quelle(s) valeur(s) leur sont attribuées et sur quels critères ? Peut-on constater un changement fondamental de la valeur des photographies à partir du moment où celles-ci s’exposent ou qu’elles apparaissent dans les histoires de la photographie imprimées ? De ces réévaluations et changements de valeur(s) de la photographie que savons-nous, depuis la constitution de ce marché jusqu’à la révolution du marché des tirages photographiques s’établissant depuis les années 1970[6] ?

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Ce numéro de Photographica souhaite ainsi interroger une histoire de la valeur et du prix des photographies sur un temps long comme un chapitre d’une histoire matérialiste et matérielle de la photographie par sa consommation en tant qu’image et pratique, en France comme sur l’ensemble de ses territoires d’expansion. On souhaite pouvoir interroger les sources et les méthodes d’une histoire de l’établissement et des fluctuations de la valeur et des valeurs de la photographie, entre consommateurs et producteurs. Mais aussi, quand la photographie prend valeur d’ancienneté, l’établissement de sa valeur historique et/ou sa transformation par l’écriture érudite, la valorisation des collections anciennes, comme sa mise à disposition pour les besoins de l’édition. On ne manquera pas de s’interroger sur les sources qui permettent de toucher à cette histoire (archives notariées, catalogues de vente de matériel, publicités et annonces, contrats d’assurance, etc.).

Calendrier :

  • date limite d’envoi des articles : 22 mai 2023
  • date de réponse du comité : fin juin 2023
  • parution de la revue Photographica (n°8) : printemps 2024

[1] Voir David Graeber, La fausse monnaie de nos rêves. Veux une théorie anthropologique de la valeur, Paris : Les liens qui libèrent, 2022 [2001].

[2] Voir Quentin Bajac, “”Une branche d’industrie assez importante”. L”économie du daguerréotype à Paris, 1839-1850”, Le daguerréotype français. Un objet photographique, Paris : RMN, 2003, p. 41-54.

[3] Voir Anne McCauley, A.A.E. Disdéri and the Carte de Visite Portrait Photograph, Yale, 1985, et spécifiquement le chapitre 2 : “The carte de visite and the search for markets”, p. 27-52.

[4] Voir à ce sujet les premières réflexions développées par Gisèle Freund dans La photographie en France au XIXe siècle, Paris: Christian Bourgois/Imec, 2011 [1936], et plus particulièrement dans le chapitre VI.

[5] Voir Daniel Roche, Histoire des choses banales. Naissance de la consommation (XVIIe-XIXe siècle), Paris: Fayard, 1997.

[6] Voir les travaux de Dominique Sagot-Duvauroux, notamment « La construction du marché des tirages photographiques », Études photographiques [En ligne], 22 | septembre 2008, mis en ligne le 09 septembre 2008, consulté le 15 janvier 2023. URL : http://journals.openedition.org/etudesphotographiques/1005

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