Appel à contributions : revue Histoire de l’art (88), Limites et pratiques de l’art. Matérialités et objets / processus et réceptions

Appel à contributions : revue Histoire de l’art (88), Limites et pratiques de l’art. Matérialités et objets / processus et réceptions

Toucher aux limites est le propre de toute forme d’expérience ; expérimenter d’une manière ou d’une autre les limites revient à interroger la norme des pratiques et des idées.

Histoire de l’art souhaite placer au cœur de son prochain numéro (88), dont la parution est prévue pour le second semestre 2021, la notion de « limite », à la fois comme expérience de la création artistique, dans ses usages, contenus, matériaux, et comme cadre de l’histoire de l’art, dont le périmètre même porte en germe les éventuels franchissements et dépassements de la discipline. La réflexion attendue portera sur la manière dont la création artistique comme l’histoire de l’art sont traversées, modifiées, reprises par leurs propres limites, limites subies ou librement définies. Ce numéro fera également une place aux propositions prenant le parti de sonder les limites discursives de l’histoire de l’art, dans leur approche disciplinaire ou historique. Il sera coordonné par Antonella Fenech-Kroke, directrice adjointe du Centre André-Chastel, et par Dominique de Font-Réaulx, rédactrice en chef de la revue.

Force est de constater, d’entrée de jeu, que la notion de « limite » est intrinsèquement ambivalente ; elle peut exprimer à la fois la contrainte, la limitation, l’obstacle, l’impasse, le défaut, voire même l’erreur (toutes idées chargées d’une tonalité réductrice et/ou négative), mais également le périmètre, le seuil, le comble, la marge, la liminalité ou encore l’interface (tous concepts évoquant davantage le dépassement que l’entrave). Dans l’un comme dans l’autre cas, la « limite » installe, d’une part, l’artiste et l’œuvre, de l’autre, l’historien de l’art et son regard scrutateur, à la croisée des chemins : demeurer dans ou en-deçà des marges (mais imposées par qui ? par quoi ?) ou bien contourner ou dépasser celles-ci (par quels moyens ? pourquoi ?).

L’histoire de l’art et de la culture visuelle abonde de manifestations mettant en jeu les limites, qu’elles soient matérielles, techniques, formelles, iconographiques, iconologiques, euristiques, etc. Les procédés de création et l’inscription dans la durée des productions artistiques peuvent être déterminées par des contraintes techniques et par des limites matérielles qui s’exercent tant du côté de la production que de celui de la réception. Que l’on pense à la fresque de la Crucifixion par Cimabue (Assisi), que l’altération des pigments a transformé en une image qui évoque pour nous un négatif photographique, ou aux expérimentations de Léonard visant à pallier les limites de la fresque (dans la Bataille d’Anghiari ou dans la Cène) pour mieux faire épouser la technique et sa conception de la peinture, ou, dans certains dessins, à mettre à l’épreuve la possibilité de représenter l’invisible. Quels enjeux se mettent en branle lorsqu’on est confronté à des limites techniques dans la pratique de l’art ?

D’un autre point de vue, comment penser les choix de médiums excédant les normes et les paradigmes[1] ? Les récits historiographiques affirment que Michel-Ange révélait son génie en modelant de la neige et que Baccio Bandinelli utilisait la crasse pour ses premiers dessins, tandis que d’autres – dès la Renaissance et jusqu’à aujourd’hui – ont préféré les matières comestibles (de Giambologna à John Cage en passant par Manzoni), les matières corporelles (Manzoni ou Paul McCarthy), le corps lui-même (Burden, Pane…), ou encore les « matières » numériques aux XXe et XXIe siècles. Dans un cas, ces recours forment comme l’expression d’une rhétorique de l’initiation, dans d’autres, ils constituent comme autant de détournements, de tentatives de désacralisation des moyens et des buts de l’art ; parfois, même, cette expérience de la limite devient une force agissante de la création artistique. Le fait de penser les limites matérielles offre à l’artiste la possibilité de questionner, de manière nouvelle, les liens entre forme et matière, en-delà et en-deçà du cadre imposé.

La question inclut aussi bien les limites matérielles et techniques que celles s’imposant aux formes et aux contenus des créations artistiques. Depuis que – à partir de Leon Battista Alberti – des normes ont été élevées au rang de système structuré de codes (narrativité et spatialité légitimes, décorum, visibilité, lisibilité), l’évitement volontaire ou involontaire de ces règles – garantissant non seulement la légitimité mais aussi l’intelligibilité des objets et des images – a constitué un fait intrinsèquement lié à l’établissement de ces mêmes paradigmes. En franchissant les bornes fixées par ces derniers, nombre d’artistes ont subi tour à tour le mépris, le désintérêt et l’oubli, avant que leurs œuvres ne bénéficient, éventuellement, d’une appréciation nouvelle, au gré des époques et des métamorphoses du goût et des normes.

Franchir la limite n’est pas indolore, ni sans conséquences. Au fil des siècles, des contenus prétendument blasphématoires (religieux et profanes), hétérodoxes ou bien indécents (violence, nudité, sexualité, pornographie…) ont été l’objet de réactions iconoclastes[2]. Nombreux sont les artistes qui ont ainsi fait face à la censure, nombreux sont les objets qui ont pu, ou peuvent encore, être détruits.

Une toute autre perspective de réflexion concerne les contraintes et limites relatives aux conditions pratiques de visibilité des œuvres, à leur visibilité effective qui n’a pas toujours été celle qu’offrent les visites d’un musée, d’un palais ou d’une collection particulière. Ce n’est que très récemment que les moyens techniques et technologiques permettent d’éclairer, de zoomer, fixer, d’emporter et importer les images des artefacts, autorisant ainsi des conditions inédites jusque-là. Or, comment imaginer historiquement les expériences de visibilité spécifiques des œuvres – par l’artiste comme par l’observateur (expérience déterminée par des conditions qui ne nous sont pas toujours connues) ? Finalement, quelle place cette connaissance de la perception de l’œuvre – et des limites de cette perception – doit-elle avoir dans une compréhension plus ouverte, plus fine des œuvres étudiées ?

Prolongeant ces réflexions, il nous semble important d’attirer l’attention sur ce que l’on a défini comme « objets-limites » – artéfacts ou phénomènes se situant à la marge et parfois même à l’extérieur de ce que l’on considère comme « Art », du moins depuis l’essor de cette catégorie dans la culture européenne prémoderne. Objets et phénomènes que l’histoire de l’art et de la culture visuelle isole, met en série, fait travailler pour donner à voir l’expérience artistique sans la réduire au seul paradigme esthétique, mais qui permettent une nouvelle articulation théorique du discours historico-artistique : le nuage (H. Damisch), le geste (J.-Cl. Schmitt), la caricature (X. Vert, B. Tillier, M. Guédron), le rire (F. Alberti), l’invisible (V. Stoichita, G. Cassegrain), les in-vus (J. Koering), les fluides corporels (F. Cousinié), les graffitis d’artiste (J. Koering, I. Pludermacher, C. Guichard, J. Fleming), si l’on s’en tient à ces quelques cas d’objets-limites, devenus objets théoriques[3] et, de ce fait, de véritables enjeux d’ordre disciplinaire.

Tirant parti de ces quelques observations où se nouent art et histoire, possibilités et nécessités, vouloirs et indéterminations, contraintes et détournements, ce numéro d’Histoire de l’art souhaite interroger la manière dont les limites (aussi disparates soient-elles) s’exercent sur les œuvres, comment obstacles, contournements ou dépassements des limites (relevant de la technique, la commande, la visibilité, la censure voire l’autocensure) peuvent in-former la création, la réception, l’étude, mais également la conservation et l’exposition des objets dans les institutions patrimoniales, voire même (sur)déterminer leur place dans la culture visuelle aujourd’hui comme par le passé.

Au regard de la richesse et de la diversité de la thématique, le comité de rédaction laisse ouverte la possibilité d’y dédier deux numéros successifs, en fonction des contributions adressées.

Les synopsis d’une page au format PDF, comprenant une présentation du sujet problématisé ainsi qu’une courte biographie de l’auteur, sont à adresser à revueredachistoiredelart@gmail.com pour le 31 janvier 2021 au plus tard. Le comité de rédaction étudiera les propositions envoyées. Les projets retenus feront l’objet d’articles à remettre pour le 15 mai 2021.

[1] Ralph Dekoninck, Agnès Guiderndoni et Nathalie Kremer (dir.), Aux limites de l’imitation. L’ut pictura poesis à l’épreuve de la matière (XVIe-XVIIIe siècle), Amsterdam/New York, Radopi, 2009.

[2] Horst Bredekamp, Kunst als Medium sozialer Konflikte. Bilderkämpfe von der Spätantike bis zur Hussiten Revolution, Francfort, Suhrkamp, 1975 ; David Freedberg, Iconoclasts and their Motives, Maarssen, Gary Schwartz, 1985 ; Stacy Boldrick, Leslie Brubaker et Richard Clay (dir.), Striking Images, Iconoclasms Past and Present, Farnham, Ashgate, 2013 ; Dario Gamboni, La Destruction de l’art. Iconoclasme et vandalisme depuis la Révolution française, trad. Estelle Beauseigneur, Dijon, Les Presses du réel, 2015 ; Ralph Dekoninck, Horreur sacrée et sacrilège. Image, violence et religion (XVIe et XXIe siècles), Bruxelles, Académie royale de Belgique, 2018.

[3] Notion dégagée dès les années 1970 par Hubert Damisch et Louis Marin.

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