Carolin Görgen
Historiens du territoire et de la pratique : les photographes du California Camera Club
Histoire de l’art, numéro 80 (2017/1)
VARIA
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Si la Californie de la fin du XIXe siècle apparaît comme un endroit lointain, doté à la fois d’opportunités économiques et d’un puissant potentiel esthétique, c’est en partie grâce à une communauté de photographes amateurs étroitement impliquée dans un réseau local forgé dès les années 18901. Dans ce Golden State connu dans l’histoire américaine comme un territoire prétendument « vide », offrant des espaces naturels vierges et une civilisation marquée par l’esprit pionnier de la « frontière », il importe de comprendre le potentiel visuel qu’a su utiliser cette nouvelle société de l’ouest à ses propres fins. Cette pratique photographique, dont les modalités sont consciemment définies par la communauté locale, servira non seulement dans la création d’un imaginaire visuel cohérent promouvant et historicisant la région, mais sera également la pierre de touche de l’instauration d’un canon artistique propre à la côte ouest. La double ambition de visualiser l’histoire du territoire et d’articuler un récit visant à établir comme légitime une scène artistique sous-estimée sinon méconnue, s’exprime autant à travers des productions photographiques et textuelles que dans l’organisation de salons artistiques. Ancré dans le contexte de la mutation rapide de la métropole de San Francisco, le California Camera Club parvient à animer la circulation de ses travaux au-delà même des limites de l’État. Alimenté par le désir d’établir une véritable scène culturelle équivalant aux institutions de la côte est, le Club définit ses activités locales en fonction d’une vision nationale, tentant ainsi de s’inscrire dans le schéma narratif américain tout en préservant le caractère prétendument unique de sa pratique. Cette recherche d’équilibre entre singularité locale et pertinence nationale s’articule dans un perpétuel questionnement sur la place historique de la région, lequel questionnement fut rendu encore plus aigu après le tremblement de terre de 1906 à San Francisco, cet événement marquant en effet d’une empreinte sans précédent la scène photographique.
Le California Camera Club : années formatrices et aspirations
Résultant du conflit persistant sur la distinction établie entre la photographie dite à caractère artistique, d’une part et, de l’autre, celle à usage strictement commercial, le California Camera Club est issu d’une scission au sein de la Pacific Coast Amateur Photographic Association en 18902. Fondé sur une conception libérale de la pratique, le Club accepte des praticiens enthousiastes autant que des professionnels, étayant délibérément la définition même du terme « amateur » qui désigne originellement « celui qui aime3 » et non celui qui œuvre dans un but commercial. Comme annoncé dans sa première revue Pacific Coast Photographer (1892-1894), cette suppression de catégories exclusives a pour objectif de faciliter le dialogue entre passionnés de photographie et, par conséquent, de stimuler un processus d’apprentissage mutuel4. Le Club cherche à établir « l’intérêt pour l’art de la photographie » comme dénominateur commun de tous ses membres, accordant ainsi un caractère artistique aux travaux commerciaux eux-mêmes5. La revue témoigne de cette volonté d’inclure tout public adepte de cette pratique – et d’inciter les non-praticiens à en devenir membres actifs – par de fréquents appels à contributions sous forme d’articles ou de tirages. Ainsi, le comité de rédaction poursuit une vision démocratique de la photographie qui constitue alors aux États-Unis « un phénomène social d’une ampleur inégalée6 ».
Cette dimension s’avère tout particulièrement prononcée en Californie, qui est alors perçue comme un avant-poste de la démocratie. Selon l’historien Frederick Jackson Turner, l’expérience de la wilderness dans l’ouest américain au XIXe siècle aurait profondément marqué l’imaginaire collectif en cultivant sa sensibilité démocratique, liant ainsi environnement géographique et définition de l’identité américaine7. L’impact de cette dimension géographique est palpable dans la revue du Club qui se veut « indépendante » et par là-même « représentative » de la côte ouest8. Si l’expansion du territoire américain joue un rôle crucial dans « la nationalisation de l’identité américaine », l’ouest en tant que dernière terre conquise sera la surface de projection idéale afin de forger cette identité : il incarne le lieu de la possibilité d’une « renaissance américaine » après les conflits sécessionnistes du XIXe siècle9. Alors que cette projection alimente, selon Turner10, le processus de construction d’un « archétype américain », les photographes de ce territoire lointain bénéficient de la mythification progressive de l’ouest. En se positionnant comme les représentants de la région, ils contribuent non seulement à son affirmation visuelle, mais aussi à une pratique qui exploite le potentiel esthétique « inégalé » de la région11.
La structure organisationnelle ainsi que les productions du Club reflètent cette approche en jouant de sa position prétendument « isolée » pour cultiver sa singularité tout en rejetant consciemment cet éloignement avec l’établissement du siège principal à San Francisco, centre artistique émergent de la côte ouest12. Ambiguë de prime abord, cette stratégie permet cependant l’articulation d’une esthétique californienne qui s’insère harmonieusement dans le récit américain. Cette constante « tension entre le local et le national » constitue le moyen idéal d’une « négociation du paysage et de l’identité » qui se manifeste sur le support photographique13, et qui servira, par la suite, à légitimer autant la pratique des photographes locaux que leur impact sur la scène nationale. En se fondant sur des principes inclusifs, le Club met en avant sa qualité représentative de l’esprit de la côte ouest, ce qui sous-entend une organisation horizontale hors du culte de la personnalité et de la stylisation encouragés par Alfred Stieglitz et la Photo-Secession sur la côte est14. Plutôt que de définir un « dogme » esthétique dans l’esprit de la critique d’art traditionnelle visant à renforcer le « prestige » de l’éditeur15, le Club tend à organiser sa ligne directrice en invitant ses membres à créer une ambiance d’échanges dynamiques.
Ces dynamiques se manifestent dans la dissémination active des travaux, comme ceux d’Oscar V. Lange, établi à Berkeley et étroitement impliqué dans le commerce photographique ainsi que les institutions locales telles que l’université de Californie à Berkeley (UCB)16. Contributeur régulier du Pacific Coast Photographer, Lange y publie une suite d’articles sur la composition photographique. Partant de son expérience en tant que juré des compétitions, il cherche à éclairer les aspirants amateurs sur les règles de composition afin d’intensifier leur expérience contemplative du paysage. Il insiste sur la réalisation des « effets véritablement artistiques » produits par l’environnement californien17. Son intention est non seulement de promouvoir le statut de la photographie comme c’est alors très répandu, mais surtout d’y parvenir en prenant pour sujet des scènes locales. Lange utilise une terminologie et une méthodologie rigoureuses « dérivées de la critique d’art » afin d’instaurer une continuité dans le développement artistique du médium18. Approche répandue parmi les pictorialistes, cette mise en œuvre de la théorie de l’art appliquée à la photographie se distingue néanmoins par son lien étroit avec le paysage local qui en deviendra le leitmotiv. Suivant le discours participatif du Club, Lange cherche à motiver les membres de la communauté à « rendre justice » à la beauté de la région en produisant des images selon « le standard d’excellence le plus élevé ». Inspirés par ce climat particulier, au sens propre comme au figuré, les membres sauront donc se servir du « plus utile des arts19 ».
La dimension utilitariste de la pratique s’accentue encore dans le projet documentaire de Lange pour l’UCB, présenté dans le cadre de l’exposition internationale California Midwinter en 1894. Conçu comme un circuit du campus, il se concentre sur les nombreux départements, leurs équipements ainsi que leurs réussites scientifiques, révélant les aspects à la fois éducatifs et divertissants de la vie estudiantine à Berkeley. Lange utilisera ces images tout au long des années 1890 lors de soirées de lanterne magique qui jouissent d’une grande popularité. Dans la retranscription d’une de ces conférences, « Through the University of California with a Camera » (1899), il définit le campus comme le « futur Oxford de l’empire occidental20 », inscrivant ainsi cet espace très reculé dans la tradition des grandes universités tout en en renforçant la pérennité intellectuelle. Pour agrémenter cette continuité, Lange montre le tableau historique d’Emanuel Leutze, Washington rallying the troops at Monmouth (1854), conservé à Bacon Hall, conçu en 1881 pour héberger la collection d’art de l’université21 (fig. 1, 2). Si ce corpus d’œuvres d’art reflète l’ambition de s’insérer dans la trame historique nationale, on remarque également une tentative d’amplification de la scène culturelle : en recommandant à ses spectateurs de se rendre au Mark Hopkins Institute of Art où les étudiants d’art coopèrent avec la San Francisco Art Association, Lange illustre un échange dynamique entre artistes et intellectuels, dans une architecture splendide, presque démesurée dans ses prétentions à la monumentalité (fig. 3).
Fusionnant intérêt pour l’histoire locale et ambition de promouvoir la photographie artistique, les travaux de Lange représentent le prototype de cette historicisation visuelle en se fondant sur le caractère fortement local d’une pratique22. Ce mélange d’éléments à la fois historiques et esthétiques tirés de l’environnement façonne une surface de projection pour un récit cohérent qui va bien au-delà de la simple promotion. Par son mélange de sites intellectuels et historiques ainsi que d’échanges artistiques, le projet trouve son application idéale dans sa circulation, que ce soit dans le cadre d’une exposition ou d’une soirée de lanterne magique. Cette formulation active suit l’objectif d’une double légitimation du territoire et de sa communauté d’artistes qui se renforce au cours des années 1900.
Les années 1900 : prise de conscience artistique
Les liens qui unissent le Club au réseau des entrepreneurs locaux du chemin de fer transcontinental, comme les familles Hopkins ou Stanford, se manifestent à partir des années 1900 dans la diversification des pratiques et à travers une nouvelle revue mensuelle, Camera Craft (1900-1942). Point de repère dans le quartier bourgeois de Nob Hill à San Francisco, la villa de Mark Hopkins devient le principal espace où la scène culturelle de la côte ouest expose ses travaux artistiques et se forge une identité plus forte. Célébré comme « la plus grande institution d’art à l’ouest du Mississippi23 », le Mark Hopkins Institute constitue le terrain d’expérimentation dans lequel se joue le processus de « métamorphose intellectuelle » du Club24. Cette nouvelle prise de conscience se manifeste à travers le lancement de Camera Craft et l’organisation, à partir de 1901, de trois salons consécutifs à San Francisco. Les premières années de ce siècle voient ainsi la maturation de la pratique, traduite par une approche plus consciente du rôle tenu par le Club dans la circulation de son travail. Sa position ambiguë vis-à-vis des centres artistiques de l’est se traduira bientôt par la tension entre recherche de reconnaissance et manifestation de sa singularité.
Annoncé en grande pompe en mai 1900, le premier numéro de Camera Craft s’inscrit dans la même ligne éditoriale que la revue précédente, encourageant une pratique artistique articulée au territoire. En définissant ce « thème collectif », les photographes du Club trouvent des arguments d’identification et d’inspiration25 qui font l’économie de grandes figures artistiques. D’après les notes éditoriales du premier numéro, « le climat merveilleux de la Californie se prête avec enthousiasme aux besoins du photographe26 ». Le paysage même de l’ouest américain inspirerait l’artiste photographe : avantage non négligeable qui lui permettrait de trouver sa propre voix27. L’idée de construire une telle image de la Californie témoigne de la volonté d’historiciser le territoire ainsi que les travaux photographiques de ses habitants. Cette conscience est davantage marquée dans un territoire neuf qui conçoit la formulation de son récit de manière active et qui arrive à maturité en même temps que se développe la technique photographique28. Le chevauchement de l’ouest émergent et de la photographie mèneront au tournant du siècle à la double historicisation de l’État californien et de sa pratique visuelle. Durant cette période, la définition même de la photographie devient plus « malléable », montrant une tentative d’établir des parallèles entre une histoire de la technique et une histoire des artistes qui s’est souvent avérée « fabriquée », apportant alors une touche d’histoire de l’art à la maîtrise de ce médium technique29.
Ici, la maîtrise technique se lie à l’écriture d’une « biographie héroïque30 » qui, en Californie, débute avec Carleton Watkins et ses vues de la vallée de Yosemite des années 1860. Identifiée comme « icône américaine » et « summum du sublime », la vallée symbolise la promesse de la Californie en termes de beauté, de monumentalité, de passé mystérieux et de futur aux possibilités infinies31. Tout à fait appropriées aux objectifs des éditeurs de Camera Craft, ces vues représentent à leurs yeux l’archétype d’un style local. Watkins est érigé en modèle par son double statut d’explorateur du Yosemite et de pionnier de la photographie en plein air. On le glorifie pour son rôle fondateur dans la dissémination de « California’s wonderland32 ». Combinant savoir-faire et sensibilité artistique, il devient l’une des premières figures à partir de laquelle se formulerait le canon de la photographie californienne. L’amateur-historien Charles B. Turrill, impliqué dans le Club ainsi que dans toutes sortes de promotions locales, sera le premier biographe de Watkins et prônera en 1918 la nécessité de conserver ses vues dans les bibliothèques locales en raison de leur caractère « précieux33 ». La conscience historique et esthétique prêtée au travail de Watkins permet aux membres de se définir comme ses successeurs. Pendant la première décennie du xxe siècle, alors que Yosemite est déjà devenu une destination touristique reconnue, le Club organise de nombreuses excursions dans la vallée qui représente probablement l’endroit le plus « attirant » qui soit pour les photographes34.
Cette passion pour un lieu (presque un lieu de naissance) qui façonne le caractère de la pratique photographique est un aspect négligé dans l’histoire de ce médium aux États-Unis, de même que cette histoire ne s’intéresse guère aux clubs d’amateurs, toute concentrée qu’elle est sur la question de l’esthétisation de la photographie de paysage du xixe siècle. Les vues de Watkins, d’Eadweard Muybridge ou celles des expéditions géologiques ont atteint une valeur muséale seulement durant les quarante dernières années, ce qui en fait aujourd’hui des objets hybrides dont l’histoire dépasse leurs usages initiaux35. Alors que l’on tente d’inscrire ces images dans une mythification des territoires de l’ouest, leur portée plus immédiate ainsi que leur enracinement dans le réseau des praticiens locaux est trop peu prise en compte. Il importe donc de contextualiser leur circulation à la fin du XIXe siècle afin d’envisager comment un goût esthétique et la définition d’une pratique locale ont pu voir le jour.
L’attention consacrée aux pionniers, comme Watkins, se manifeste dans l’historicisation de la pratique et dans la promotion du Club qui se considère digne de dédier ses travaux à la continuité et à l’amélioration de celle-ci tout en prenant une dimension collective. Qualifié de « plus grand club au monde36 » avec 425 membres en 1900, chiffre contesté mais de toute façon inégalé aux États-Unis, le Club renforce le statut de la région comme « centre créatif37 » et devient ainsi le porte-parole de tout un mouvement. Cette approche collective résonne avec les discours sur le territoire de l’ouest dépeint comme une « boîte à trésors » pour les passionnés de photographie et les chercheurs de merveilles naturelles38. Les expressions fréquemment utilisées comparant la Californie à une « Méditerranée américaine », s’appliquent non seulement au climat et au paysage, mais aussi à ses habitants qui se singulariseraient par une sensibilité esthétique particulièrement développée, laquelle serait justement aiguisée par l’expérience de cet environnement géographique39. Ce regard s’exprime dans les forces unificatrices de la pratique exercée par les « photographes résidents40 » qui seront les premiers activistes sur le terrain, créant ainsi le sentiment d’appartenance à une communauté dans ce contexte géographique particulier.
Les salons
Ce réseau local organise en janvier 1901 le premier salon photographique à San Francisco, lequel salon vise à stimuler une amélioration collective des pratiques. Ses participants ayant remporté un certain succès au salon de Chicago en avril 1900 où ils étaients les seuls représentants du territoire de l’ouest parmi 160 contributions sélectionnées par Alfred Stieglitz et Clarence H. White, le photographe Oscar Maurer avait aussitôt milité en faveur de la création d’un salon comparable en Californie. Revendiquant le caractère « stimulant » des environs de San Francisco sur sa propre « sensibilité artistique », Maurer était actif dans le Club depuis 1896 et partageait également un studio avec le photographe allemand Arnold Genthe41. Engagé dans le réseau des entrepreneurs locaux, Maurer entreprit en 1899 un voyage au Mexique financé par la compagnie de chemin de fer Southern Pacific. Durant ce voyage il prit la photo The Storm qui fut exposée au salon (fig. 4). Salué dans la revue Camera Notes éditée par Stieglitz pour « le sentiment rare qui se dégage de son travail, ainsi que ses exquises tonalités et son excellent sens de la composition », Maurer serait par la suite associé de la Photo-Secession en 190342. Grâce à son expérience d’exposant dans ce salon qui affirme le credo pictorialiste, Maurer saisit le potentiel de telles manifestations et publie son « plaidoyer pour la reconnaissance » dans Camera Craft. En insistant sur l’importance d’organiser une exposition avec le soutien du Mark Hopkins Institute, Maurer souhaite légitimer la pratique artistique « avancée » de la région43. Quatrième ville après Washington, Philadelphie et Chicago entre 1896 et 190044, San Francisco accueillera donc, en 1901, un salon permettant à la photographie de « faire un pas en avant ». Ce salon aura pour objectif d’inciter chaque photographe de la région à contribuer à l’établissement de la côte ouest comme « point de départ » pour « la pleine reconnaissance » de la photographie d’art45. Y seront exposés, outre 475 photographies (sélectionnées parmi plus de 1 000 candidatures), 123 tableaux d’artistes locaux tel Xavier Martinez, le but étant de rendre visible la production artistique californienne dans toute sa diversité46. Critiquant la profusion des tirages photographiques, certains membres argumenteront par la suite en faveur d’une sélection plus stricte qui devrait s’attacher davantage à la qualité qu’à la quantité. L’exposition à la fois peu soignée et trop vaste est néanmoins appréciée pour sa valeur « éducative », permettant au Club d’affiner le processus de sélection et aux participants de ré-évaluer la qualité de leurs propositions47.
Cette réévaluation de la qualité fait partie du processus de maturation que subit le Club au début du XXe siècle. Les difficultés rencontrées lors du premier salon amènent les organisateurs à reconsidérer leurs critères de sélection et à abandonner tout système de récompense, le fait d’exposer au salon valant pour lui-même comme « seule récompense48 ». Malgré ces lacunes sur le plan de l’organisation et de la qualité artistique, les membres ont su par la suite faire rayonner leurs travaux, notamment à travers leur participation au deuxième salon de Chicago en octobre 1901 où furent exposés les tirages de Genthe, Maurer, et d’autres. Il s’agit ici d’un phénomène de réciprocité puisque le deuxième salon de San Francisco, en janvier 1902 (salon exclusivement dédié à la photographie), inclut des personnalités renommées comme Alvin Langdon Coburn ou Fred Holland Day, mais aussi des acteurs internationaux49. Grâce à ces nouveaux échanges, le Club connecte son réseau local à la scène nationale et internationale avec l’ambition de s’y faire reconnaître. Cette validation se produit en parallèle à un intérêt croissant pour des pratiques plus sophistiquées, prônées dans la revue depuis les années 1890 et mises en œuvre durant la décennie suivante grâce aux salons. L’échange fructueux avec la Photo-Secession se renforce à partir de 1903, notamment après la publication du premier numéro de Camera Work de Stieglitz que les californiens célèbrent comme le « triomphe de l’art américain50 ». L’impulsion créée par ces pratiques formelles donne lieu à une attention plus raffinée aux détails de la reproduction et à l’accrochage, ce qui se reflète également dans le sobre catalogue du troisième salon de San Francisco en octobre 1903. Ce dernier, avec une section exclusivement consacrée à une exposition d’œuvres prêtées par la Photo-Secession51, représente l’apogée de l’expansion du réseau proposée par Maurer et mise en œuvre par A.L. Coombs, alors président du Club. La contribution de Stieglitz avait été longuement attendue et sera vécue comme un véritable enrichissement. Dissimulant à peine l’inexpérience des membres en matière d’exposition, Coombs avoue à Stieglitz que le Club est « éloigné des centres photographiques […] sans aucune possibilité d’étudier les travaux des meilleurs photographes, mis à part les reproductions dans les magazines52 ». Si ces nouvelles dynamiques d’échanges et de compétition amicale revitalisent le réseau régional, il importe également de noter la structure horizontale du Club qui persiste et qui s’exprime dans la volonté d’apprentissage en reconnaissant des figures de « maîtres » comme Stieglitz.
Le désastre de 1906 : rupture matérielle et ré-appréciation historique
Souvent délaissé pour son caractère « amateur » avec, de nos jours, la connotation d’une pratique de moindre qualité, le travail du Club a pourtant significativement contribué à l’émergence d’une iconographie californienne et, ce faisant, préparé le terrain pour les mouvements artistiques à venir, notamment par son approche inclusive du territoire53. Contrairement au prétendu vide artistique des années 1900 dominées par l’appareil Kodak, il s’agit d’une période culturelle florissante qui mène à la maturation – et non à une vulgarisation per se – de la pratique. Mais la sous-estimation du pictorialisme comme étant opposé aux mouvements modernistes, ne coexistant pas avec eux, ainsi que la masse de contributeurs impénétrable à première vue, a conduit à la disparition progressive des études sur l’histoire du médium. Aux États-Unis, où les études sur le pictorialisme se limitent majoritairement à la côte est, ce phénomène de désintérêt pour la période du tournant du siècle devient d’autant plus frappant quand il est question de la photographie californienne : les paysages monumentaux et « muséifiés » de Carleton Watkins jusqu’à Ansel Adams sont l’objet d’un vide historiographique qui n’est aucunement proportionné à la masse du matériel archivé54. Dans le cas précis de la scène photographique des années 1900 autour de San Francisco, ce vide historiographique est renforcé par une absence partielle de sources décisives qui auraient pu servir à la consolidation de ce récit.
Ainsi, les répercussions du tremblement de terre et de l’incendie qui ont ravagé San Francisco en avril 1906 – période durant laquelle se jouait le climax de la production artistique – déterminent encore la façon d’écrire l’histoire de la région. L’impact de cet événement, qui mit brutalement fin à la création artistique, est toujours tangible dans le diktat du vide artistique qu’il impose aux chercheurs, et qu’il a infligé, en premier lieu, aux photographes locaux eux-mêmes. Considérée comme une rupture dans l’histoire de la ville, cette catastrophe crée des pertes irrémédiables pour les praticiens locaux, déclenchant le départ définitif d’une partie d’entre eux55. Toutefois, un renouveau s’enclenche pour la photographie, suscité par le témoignage de la catastrophe. En accord avec la rhétorique de la Californie « méditerranéenne », les photographes puisent dans de nouveaux motifs que les ruines de la ville moderne viennent renforcer56. Conciliant expérience personnelle et témoignage visuel, les photographes – inspirés par le potentiel visuel du scénario de la destruction – entreprennent une réaffirmation de la photographie locale qui sera d’autant plus historicisée. La création d’un nouveau corpus d’images locales par le Club, accompagnées de textes riches en métaphores glorifiantes, permet au méta-narratif de la photographie de l’ouest de retrouver sa vigueur.
Avec son ancien siège situé dans le quartier des affaires qui brûle entièrement, le Club reste sans bureaux durant plusieurs mois, ce qui n’empêche pas pour autant la publication de Camera Craft. Le premier numéro de l’après-catastrophe, publié en juin 1906, revient sur cette mythification en la mettant en lien avec le témoignage photographique de l’espace détruit. Après les pertes considérables en matériel, un grand nombre de photographes ont dû improviser leurs clichés en ayant recours au très rudimentaire Kodak, « une nécessité » consentie57. Dans cette optique, la catastrophe permet de réitérer les fondements d’une pratique « pionnière », particulièrement caractéristique de la Californie : une approche qui entend se démarquer par un esprit vaillant démontrant la capacité d’improviser tout en créant des images de grande qualité. Cette maîtrise exige un savoir-faire tout autant qu’une vision morale, approche comparable aux pratiques de Watkins tant admirées par les membres. Tout au long de l’année 1906, les motifs antiques resurgissent dans les photographies afin d’attribuer un caractère historique à la ville de San Francisco qui a perdu les traces physiques de sa brève existence. Ce descriptif métaphorique – visualisé dans les ruines de l’ancien hôtel de ville dont ne subsistent que les colonnes corinthiennes du portail – anime le territoire par une histoire imaginaire remontant bien en amont du XIXe siècle et donne à la photographie un but noble qui consiste en un traitement du plus haut standard artistique, comme enseigné auparavant par Lange (fig. 5).
La conscience historique du moment va donc de pair avec une nouvelle sensibilisation à la valeur de la photographie locale. Ici se déploie également la dimension « spirituelle » du territoire de l’ouest, envisagé comme l’espace allégorique dans lequel se réaliserait « l’archétype » américain58. Dans ce processus de reconstruction visuelle, les photographes amateurs façonnent l’histoire mythique de la région et, ce faisant, rétablissent leur propre pratique parmi les arts. S’inscrivant dans la tradition pionnière, les praticiens locaux seront les historiens idéaux de l’anoblissement de leur activité et de leur territoire qu’ils qualifieront ni plus ni moins d’« Italie de l’Amérique59 ». Cette approche à caractère fortement local permettra au Club de retrouver sa connexion avec l’environnement urbain et, plus généralement, avec le paysage californien. Ainsi, afin de rétablir l’activité collective du Club, et surtout pour combler les lacunes matérielles, les membres se retrouvent pour la première excursion d’après la catastrophe à Yosemite durant l’été 1907. L’ambition de réhabiliter le corpus matériel est explicitement à l’agenda : le Club sort de deux semaines de randonnée dans la vallée avec 1 500 clichés « pour remplacer ceux qui ont été perdus dans les incendies60 ». Dans le numéro de Camera Craft de juin 1907, illustré par de nombreux clichés des membres, le président du Club revient sur l’excursion en soulignant le potentiel pittoresque de la nature californienne qui a permis au Club de retrouve
r sa dynamique. Inspiré par les travaux de Watkins, l’auteur qualifie la vallée de « pays des merveilles de la création61 », une création qui s’avère d’autant plus importante pour le Club après la catastrophe (fig. 6). Ainsi le Club retrouve-t-il les racines de sa production, à la fois dans sa structure collective et dans sa perception de la photographie. Le territoire de l’ouest comme lieu de renaissance et de ressources – artistiques, historiques et morales – reprend ainsi son essor et inspire la fabrication d’un récit progressiste d’une pratique locale, amplifiée par l’expérience de son environnement et de son histoire.
Prenant en compte la diversification et le processus de maturation de la pratique, il s’avère que les activités photographiques en Californie outrepassent leur canonisation étroite et exigent une contextualisation qui valorise leur impact62. Dans une historiographie dominée par l’émergence de l’appareil Kodak et la culture du snapshot, une réévaluation de la diversité visuelle s’impose. La double historicisation du territoire californien et de sa scène photographique révèle la richesse du matériel qui est, paradoxalement, amplifiée par le vide qu’a laissé la catastrophe. Effaçant le corpus photographique soigneusement construit et promu au tournant du siècle, la catastrophe sera le catalyseur d’une conscience historique et artistique, palpable depuis les années 1890, et permettra, par la suite, de revitaliser les pratiques. Les travaux photographiques des membres du California Camera Club ainsi que leur approche polyvalente de la pratique révèlent ainsi leur profondeur historique en intriquant étroitement paysage et identité locale sur le support photographique.
Carolin Görgen est doctorante en histoire de la photographie américaine en co-direction à l’université Paris VII et à l’École du Louvre. Ses recherches portent sur les pratiques de photographie en Californie au tournant du siècle et visent à ré-apprécier un corpus négligé dans l’histoire du médium. Elle a bénéficié d’une bourse de voyage de la Terra Foundation for American Art en 2016.
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notes
1. Ces recherches ont été généreusement soutenues par une bourse de voyage de la Terra Foundation for American Art.
2. M. Wilson, D. Reed (éd.), Pictorialism in California. Photographs, 1900-1940, Malibu, The J. Paul Getty Museum, 1994, p. 5 ; Pacific Coast Photographer (PCP), 1.1, p. 12 ; PCP 1.2, p. 24-25.
3. Étymologie du terme « amateur », cnrtl.fr/etymologie/amateur.
4. PCP, 1.1, p. 12.
5. PCP, 1.2, p. 25 ; les clubs d’amateurs aux États-Unis cultiveront dès leur fondation des liens étroits avec l’industrie photographique, ajoutant une dimension commerciale à la pratique, cf. K.F. Davis, An American Century of Photography. From Dry-Plate to Digital, Kansas City, New York, Hallmark Cards, Inc., Harry N. Abrams, Inc., 1999, p. 43 ; U. Keller, « Sociological Analysis of Art Photography », History of Photography, 1984, VIII, 4, p. 268.
6. F. Brunet, La Naissance de l’idée de photographie, Paris, Presses Universitaires de France, p. 158-159 ; A.W. Lee, « American Histories of Photography », American Art, 2007, XXI, 3, p. 2. Toutefois, la notion de photographie comme pratique « démocratique » est à prendre avec précaution étant donnée l’origine bourgeoise plutôt qu’ouvrière des membres.
7. G.D. Nash, Creating the West: Historical Interpretations, 1890-1990, Albuquerque, University of New Mexico Press, 1991, p. 3-5 ; D. Jacobson, Place and Belonging in America, Baltimore, Londres, Johns Hopkins University Press, 2002, p. 95-96.
8. PCP, 1.1, p. 4, 10.
9. Jacobson, Place and Belonging, p. 97 ; S. Schama, Landscape & Memory, Londres, Harper Collins, 1995, p. 7.
10. H.P. Simonson, Beyond the Frontier. Writers, Western Regionalism and a Sense of Place, Fort Worth, Texas Christian University Press, 1989, p. 44.
11. Camera Craft, 1.1, p. 26.
12. K. Miottel, ‘Rebellion in Photography’: Northern California Photographers at the Turn of the Century, mémoire non publié, Université de Stanford, 1985, p. 2.
13. E. Edwards, « Afterword », dans C. Caraffa, T. Serena (éd.), Photo Archives and the Idea of Nation, Berlin, de Gruyter, 2015, p. 325 ; J.M. Schwartz, J.R. Ryan (éd.), Picturing Place: Photography and the Geographical Imagination, Londres, New York, I.B. Tauris, 2009, p. 8.
14. Keller, « Sociological Analysis », p. 257, 260 ; Miottel, Rebellion, p. 25.
15. Keller, « Sociological Analysis », p. 265.
16. The O.V. Lange Papers, 1887-1913, BANC MSS 78/133 c. Courtesy of The Bancroft Library, University of California, Berkeley.
17. PCP, 1.3, p. 39, 42.
18. Lee, « American Histories », p. 4-5.
19. PCP, 1.1, p. 4, 10.
20. O.V. Lange, « Through the University of California with a Camera », 1899, f 308gv 1899 L274, fol. 8. Courtesy of The Bancroft Library, University of California, Berkeley.
21. Ibid., fol. 15. UC Berkeley History Room, Bacon Library & Art Museum, 1881 (lib.berkeley.edu/give/historyroom/panels2.html).
22. Pour une discussion de cette notion de « légitimité » appliquée à la communauté photographique de Los Angeles, voir J. Watts, « Picture Taking in Paradise: Los Angeles and the Creation of Regional Identity, 1880-1920 », History of Photography, 2000, XXIV, 3, p. 243-250.
23. Camera Craft, 1.5, p. 272.
24. Miottel, Rebellion, p. 6.
25. Watts, « Picture Taking in Paradise », p. 248.
26. Camera Craft, 1.1, p. 26.
27. Ibid.
28. M. Sandweiss, « Photography, the Archive, and the Invention of the American West » dans Caraffa, Serena (éd.), Photo Archives and the Idea of Nation, p. 43.
29. Lee, « American Histories », p. 3-4.
30. Ibid., p. 4.
31. A. Scott (éd.), Yosemite: Art of an American Icon, Berkeley, University of California Press, 2006, p. 3-23.
32. Cf. Camera Craft, 1.1, p. 9.
33. C.B. Turrill, « An Early California Photographer: C.E. Watkins », News Notes of California Libraries, 1918, XIII, 1, p. 29-37.
34. J. Watts, « Photography’s Workshop: Yosemite in the Modern Era » dans Scott (éd.), Yosemite, p. 116 ; J. Snyder, « Territorial Photography » dans W.J.T. Mitchell (éd.), Landscape and Power, Chicago, Londres, University of Chicago Press, 2002, p. 183-190.
35. M. Sandweiss, Print the Legend. Photography and the American West, New Haven, Yale University Press, 2004 ; M. Sandweiss, « Photography, the Archive and the Invention of the American West », p. 45.
36. Camera Craft, 1.1, p. 26.
37. Wilson, Reed (éd.), Pictorialism, p. 5 ; Camera Craft, 1.4, p. 192-193.
38. Camera Craft, 1.2, p. 65.
39. K. Starr, Americans and the California Dream, 1850-1915, New York, Oxford University Press, 1973, p. 365-374.
40. N. Rosenblum, « California Pictorialism », dans D.H. Johnson (éd.), Capturing Light: Masterpieces of California Photography, 1850 to the present, Oakland, New York, Oakland Museum of California in association with W.W. Norton & Company, 2001, p. 66 ; R.M. Sailor, Meaningful Places: Landscape Photographers in the Nineteenth-century American West, Albuquerque, University of New Mexico Press, 2014. Pour une discussion des réseaux photographiques et l’impact sur l’identité régionale, voir E. Edwards, The Camera as Historian: Amateur Photographers and Historical Imagination, 1885-1918, Durham/Londres, Duke University Press, 2012 ; C. Joschke, Les Yeux de la nation : Photographie amateur et société dans l’Allemagne de Guillaume II (1888-1914), Dijon, Les Presses du Réel, 2013.
41. O. Maurer, « As I Remember », 1963, BANC MSS 2012/1, fol. 4, 7. Courtesy of The Bancroft Library, University of California, Berkeley.
42. Ibid., fol. 8. ; Camera Notes, 4.1, p. 71. Maurer sera associé de la Photo-Secession jusqu’en 1904, cf. Camera Work, 1903-4.
43. Camera Craft, 1.2, p. 60.
44. Miottel, Rebellion, p. 18.
45. Camera Craft, 1.5, p. 272.
46. Wilson, Reed (éd.), Pictorialism, p. 6 ; Miottel, Rebellion, p. 18-19.
47. Camera Craft, 2.4, p. 291-292, p. 297.
48. Camera Craft, 3.5, p. 200.
49. The Second San Francisco Photographic Salon, California Camera Club, San Francisco Art Association, 1902.
50. Camera Craft, 4.4, p. 168.
51. Catalogue of the Third San Francisco Photographic Salon, California Camera Club, San Francisco Art Association, 1903 ; Miottel, Rebellion, p. 24 ; Wilson, Reed (éd.), Pictorialism, p. 10.
52. Traduit d’une lettre d’A.L. Coombs à Stieglitz datée du 15 janvier 1902, The Alfred Stieglitz / Georgia O’Keeffe Archive, YCAL MSS 85, Boîte 9, dossier 201. Yale Collection of American Literature, Beinecke Rare Book and Manuscript Library.
53. Miottel, Rebellion, p. 25 ; Sailor, Meaningful Places, p. 135-160.
54. Pour une discussion du phénomène de la muséification qui a renforcé le mépris d’autres pratiques : G. Willumson, « Making Meaning: Displaced Materiality in the Library and Art Museum » dans E. Edwards, J. Hart (éd.), Photographs Objects Histories: On the Materiality of Images, Londres, New York, Routledge, 2004, p. 62-77. Mis à part le travail d’inventaire de Peter Palmquist sur les photographes de l’ouest, la réévaluation du pictorialisme reste très partielle, se limitant à une analyse esthétique plutôt qu’historique, sans parler de sa dimension sociologique : T. Heyman, « Encouraging the Artistic Impulse: The Second Generation, 1890-1925 » dans T. Weston Fels et al. (éd.), Watkins to Weston: 101 Years of California Photography, 1849-1950, Santa Barbara Museum of Art, 1992 ; Wilson, Reed (éd.), Pictorialism ; N. Rosenblum, « California Pictorialism » dans Johnson (éd.), Capturing Light ; S. McCarroll (éd.), California Dreamin’. Camera Clubs and the Pictorial Photography Tradition, Seattle, University of Washington Press, 2004.
55. Miottel, Rebellion, p. 26 ; Wilson, Reed (éd.), Pictorialism, p. 13-15.
56. Starr, Americans and the California Dream, p. 265 ; S. Leikam, Framing Spaces in Motion: Tracing Visualizations of Earthquakes into Twentieth-Century San Francisco, Heidelberg, Universitätsverlag Winter, 2015, p.250.
57. Camera Craft, 12.5, p. 184.
58. Simonson, Beyond the Frontier, p. 44.
59. Camera Craft, 12.5, p. 215-216.
60. Camera Craft, 14.7, p. 301.
61. Ibid., p. 306.
62. McCarroll (éd.), California Dreamin’, p. 15-16.
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