Revue Histoire de l’art, n° 80 | Varia. Joséphine Jibokji : « Yves Klein ou l’imaginaire du saut sans chute : histoire d’un motif impossible »

Joséphine Jibokji

Yves Klein ou l’imaginaire du saut sans chute :

histoire d’un motif impossible

Histoire de l’art, numéro 80 (2017/1)

VARIA

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Fig. 1. Yves Klein, Dimanche 27 novembre 1960 (Le journal d’un seul jour), 1960, Impression typographique recto-verso en noir, feuillet double, 55,5 x 38 cm © Succession Yves Klein, ADAGP, Paris, 2018.

Le 19 octobre 1960, Yves Klein saute d’un petit immeuble de Fontenay-aux-Roses. Au faîte de son envol, il est photographié par Harry Shunk et John Kender pour être ensuite réceptionné par ses compagnons de judo qui l’attendent au sol avec une bâche. Lorsqu’il publie la photographie dans le Journal du dimanche du 27 novembre 1960, journal factice réalisé par l’artiste à l’occasion du 3e Festival d’art d’avant-garde – dont le thème était « décor pour un spectacle imaginaire » –, il escamote ses acolytes afin de laisser croire à la hardiesse de son « Saut dans le vide » (fig. 1). Un trucage caché par l’artiste et resté inconnu pendant de nombreuses années, laissant les origines de l’image dans l’ombre[2]. Plus qu’un saut dans le vide, Klein réalise donc un saut sans chute. Un saut sans chute car sans conclusion. En effet, si la photographie a suscité d’infinies interprétations c’est peut-être parce qu’elle met en scène un motif indécis. S’il y a très manifestement un saut, la suite des événements reste floue : va-t-il y avoir une chute, dans une version dépressive de l’artiste sacrifié, ou va-t-il au contraire s’envoler, comme le laisse penser sa position tendue vers le ciel, les bras flottant en apesanteur ? Ce sentiment d’envol est aussi renforcé par la légende de la photographie qui assure que « le peintre de l’espace doit être capable de léviter[3] ».

Yves Klein investit ce que Jean-Marie Schaeffer appelle l’« empreinte à distance » de la photographie[4], il use de la valeur testimoniale de la photographie, qui certifie qu’un événement a eu lieu, tout en provoquant une rupture, un questionnement de la continuité entre le réel et l’image. Il joue avec le « sentiment de réalité incontournable dont on n’arrive pas à se débarrasser malgré la conscience de tous les codes qui y sont en jeu et qui ont procédé à son élaboration[5] » dont Philippe Dubois fait l’apanage de la photographie comme art de l’index : si elle renvoie à son référent par sa continuité physique avec celui-ci, elle témoigne aussi d’une distance irrémédiable dans le temps et dans l’espace entre le sujet et son image. Énigmatique et fascinante, la photographie n’explique pas, ne commente pas, ne se vérifie pas et laisse bailler un « état de latence[6] », une faille ouverte aux doutes et à l’imaginaire de celui qui regarde.

Fig. 2. Yves Klein, Le Saut dans le vide, 5, rue Gentil-Bernard, Fontenay-aux-Roses, 1960. Le titre de cette œuvre d’Yves Klein d’après son journal « Dimanche 27 novembre 1960 », est : « Un homme dans l’espace ! Le peintre de l’espace se jette dans le vide ! », 1960. Action artistique d’Yves Klein. © Succession Yves Klein, ADAGP, Paris, 2018. Collaboration Harry Shunk et Janos Kender © J.Paul Getty Trust. The Getty Research Institute, Los Angeles.

En effet, s’il ne peut contester le saut, en revanche l’après est plus incertain. Toute la puissance de la photographie vient de cette indécision de l’après, de la possibilité pour le spectateur de choisir entre l’imaginaire de la lévitation et la probabilité de la chute (fig. 2). Avec son saut ambigu, Klein nous oblige à décider d’apparenter la photographie à l’espace réel et aux lois de la pesanteur, ou au contraire à la libérer de toute contrainte mimétique. Si bien qu’imaginer la suite du saut nécessite de prendre parti pour une pensée de l’image photographique : d’une part la soumettre à l’attraction exercée par le sol ou d’autre part l’assumer comme une composition plastique autonome en imaginant l’envol. La photographie engage donc l’imaginaire de celui qui la regarde, en se présentant comme le récit d’un événement, un récit qui invite à l’imagination d’une fin, d’une chute pourrait-on écrire. En somme, le saut invite l’esprit à réinjecter le mouvement à la photographie, à reconstituer l’avant et l’après. Le motif indécis du saut dans le vide génère donc un suspense narratif. Car ce que met en scène Yves Klein avec sa photographie, ce n’est pas seulement un propos sur l’image – sur l’image photographique, mais aussi picturale et cinématographique, comme nous le verrons par la suite – mais c’est surtout l’art de raconter des histoires, et de les raconter en images. Ainsi, lorsque l’historien du cinéma François Albera réfléchit au saut dans le vide, il fait un choix : il donne une chute à l’événement en revenant historiquement sur la coïncidence entre le saut de Klein et la mort de Michel Poiccard dans À bout de souffle cette même année 1960, animant de cette manière la photographie[7] (fig. 3). Le cinéma restitue au saut figé son mouvement, tout autant le mouvement physique du corps de Jean-Paul Belmondo venant s’écraser sur la chaussée, que le mouvement fictionnel du récit de Godard inspiré des véritables aventures du criminel Michel Portail qui ont enflammé la presse en 1952. En inventant une fin à l’envol d’Yves Klein, François Albera fait le choix de la pesanteur, de l’impact.

Fig. 3. Jean-Luc Godard, À bout de souffle, 1960, photogramme © Studiocanal Image.

Pourtant, l’imaginaire de Klein est infini justement parce qu’il évite la chute. La puissance de son motif est d’être interminable, de solliciter l’imagination pour compléter le saut et donner naissance au récit. Comprendre ce saut indécis, comprendre l’image du saut truqué, comprendre dans quel vide se jette Yves Klein, c’est comprendre les fictions qu’il engage tout autant que sa manière de les engager (en un mot, le médium). Ainsi, nous proposons moins de nous arrêter sur la constitution de la performance photographique de Klein que sur ce que sa réception implique. Et pour cela, c’est vers la construction narrative des films de fiction que nous allons nous tourner. Le saut sans chute investit un vide bien particulier, un vide dans lequel s’immiscent les fictions cinématographiques, imaginant l’avant et l’après du saut. Le saut sans chute au cinéma, n’est ni l’envol fantastique des héros ni le suicide dépressif des protagonistes dramatiques. C’est un état d’entre-deux, un état de doute sur le statut de l’image. Un état d’indécision entre le réel et l’imaginaire, entre la vie et la mort, entre le corps et l’image pour lequel Yves Klein « prend position », au sens donné par Georges Didi-Huberman : « pour savoir il faut prendre position », c’est-à-dire se situer dans le présent et viser un futur[8].

 

Vertige du choix : la chute de Madeleine et la mort de Judy dans Vertigo

En 1958, Alfred Hitchcock imagine un saut sans chute célèbre qu’il intitule Vertigo, Sueurs froides en français. Et étonnamment, son saut impossible questionne l’image d’une manière très similaire à celle de Klein en confrontant l’attraction de l’imaginaire et le rappel du réel.

Fig. 4. Alfred Hitchcock, Sueurs Froides, 1958, photogramme © Paramount Picture.

Nous sommes au milieu du film, le personnage principal, Scottie (James Stewart), poursuit la belle Madeleine (Kim Novak), une jeune femme mystérieuse, hantée par le fantôme d’une aïeule qui s’est suicidée du haut de la tour d’un couvent. Scottie veut donc la retenir car elle est sur le point de sauter de cette même tour. Il est fou amoureux d’elle et ne voit pas la mise en scène qui l’entoure : profitant du vertige pathologique de Scottie qui l’oblige à arrêter sa course au milieu de son ascension, Madeleine simule son suicide. Le corps qui chute du haut de la tour est déjà mort (fig. 4). C’est celui de la véritable Madeleine, qui n’a jamais été hantée. La fausse Madeleine est une fiction, un personnage inventé de toutes pièces et interprété par une autre femme, Judy. La course de Judy doit donc maquiller le meurtre de Madeleine en suicide. Le saut est truqué, la mort précède largement la chute, le personnage qui court n’est pas celui qui tombe. Un corps mort a pris la place d’un corps vivant. S’il y a aussi un trucage, le saut est différent de celui de Klein, puisqu’il y a une rupture entre la course de Judy déguisée en Madeleine et la chute du cadavre de Madeleine. Hitchcock déconstruit l’événement pour maîtriser le suspens. Il met ainsi en place un ressort du suspens, préparer le saut, c’est-à-dire faire entrer le spectateur dans la représentation, le laisser se perdre dans l’imagination pour mieux ménager la chute, la conclusion, le retour au réel.

Néanmoins, le dispositif de réflexion spectatoriel est similaire à celui de Klein. La chute marque en effet un moment de choix entre deux attitudes face à l’image. Comme le spectateur du saut dans le vide d’Yves Klein, ou comme le visiteur de son exposition dite « du vide » à la galerie Iris Clert en 1958[9], Scottie doit choisir entre deux régimes d’images. Il doit faire face à un vide qu’il peut remplir de sa croyance en l’image de Madeleine ou rester sceptique face à l’invisible, et y déceler la mise en scène de Judy. Dans un premier temps, Scottie se laisse aller à sa fascination pour la Madeleine mystérieuse et hantée qui n’est qu’une image de femme, qu’une femme imaginaire. Croire à son suicide, c’est croire à l’impossible, croire aux fantômes. C’est croire en quelque sorte à l’ascension de Madeleine en icône, c’est-à-dire en image sans auteur, c’est croire à son inexplicable mystère de femme hantée par le passé. C’est, selon Jean Douchet « accepter le triomphe de l’irrationnel sur la logique, du mystère sur la raison, de la beauté apparente sur la réalité. [C’est] s’enfermer définitivement dans la passivité de l’imaginaire[10] ». Le discours emphatique de Jean Douchet sur le parcours de Scottie résonne avec les aspirations mystiques de Klein à atteindre le savoir des origines de la création, à se projeter dans des aspirations icariennes[11] :

Vouloir remonter à contre-courant la spirale de l’évolution démontre un orgueil insensé qui trouve aussitôt son châtiment dans le vertige, dans cet écartèlement de l’esprit sollicité par l’entraînement irrésistible et universel vers le bas et la postulation chimérique vers le haut, vers le point originel[12].

Scottie est alors du côté de l’impossible ascension, de l’attirance pour le mystère des origines qui fascine tant Yves Klein. Catholique convaincu, l’artiste a eu besoin de satisfaire sa soif de croyances en s’intéressant à des doctrines mystiques qui furent fécondes pour sa production artistique[13]. En effet, il a été un fervent adepte, bien que repenti par la suite, de la philosophie ésotérique de la Rose-Croix. Dans son enseignement, le rosicrucien Max Heindel, amplement lu par Klein, annonçait que le passage sur Terre serait suivi d’une libération de la matière, d’une vie en apesanteur. Si Klein s’éloigne de l’enseignement rosicrucien dès le début des années 1950, sa croyance en un Éden à venir se retrouve dans ses projets utopiques d’une « architecture de l’air », discutés avec Werner Ruhnau au début des années 1960 : « La volonté de l’Homme peut enfin régler la vie au niveau d’un ‘merveilleux’ constant. L’Homme libre l’est à tel point qu’il peut même léviter[14] ! » Sauter dans le vide avec tant de joie, c’est provoquer les croyances, c’est appeler le miracle, c’est incarner sur Terre cet Éden immatériel.

Un paradoxe absolu, bien sûr. Et Klein a conscience de cette impossibilité. Car on n’incarne pas l’immatériel, pas plus qu’on ne montre l’invisible ou qu’on ne définit l’indéfinissable. Déjà en 1958, dans son exposition à la galerie Iris Clert, seul un panneau signalait la présence d’une « sensibilité invisible ». Son travail sur l’invisible est toujours à la frontière entre le canular et le génie, entre la farce et la croyance. Car malgré toutes les démonstrations envisageables, ce qu’on ne voit ni n’entend finit toujours par demander d’être cru  plutôt que d’être su.

Tout en se plongeant dans cet imaginaire mystique de la création, Yves Klein donne aussi à penser l’image dans sa matérialité. Comme le rappelle Werner Spies : « Il ne faut pas négliger le fait que Klein était un fanatique de l’exécution[15] ». Avec sa photographie du saut dans le vide, il invite à se questionner sur la mise en scène qu’il a soigneusement orchestrée, il laisse planer la suspicion d’un trucage en parallèle de l’imaginaire d’un envol[16]. De la même manière, dans la seconde partie du film d’Hitchcock, Scottie laisse de côté sa croyance fascinée en l’image de Madeleine, il remet en question les fantômes invisibles qui lui échappent pour être sceptique face à ce qui lui est donné à voir. Il démonte la mise en scène autour de l’image de Madeleine, il déchoit l’icône. Scottie se libère de sa fascination par le savoir technique, il se penche métaphoriquement sur le cadavre de Madeleine. Il remonte aux origines de l’élaboration de l’image, il comprend qui est l’auteur du simulacre qui l’a abusé et du crime qui se cache derrière. Il refuse l’image illusoire pour la préférer comme source de connaissance. Il met fin à son désir insatiable, vertigineux. La chute jusqu’ici suspendue devient effective à la fin du film. Judy meurt cette fois-ci en s’écrasant dans un vide sans croyance. Un vide vidé par le règne du visible, selon l’expression utilisée par Jean-Yves Jouannais pour décrire le saut dérisoire d’Yves Klein[17]. Le vide n’est plus rempli de croyances et de mystères venus amortir la chute.

Tout le plaisir de Klein vient de là, de ces deux vides qui cœxistent dans une même représentation. Il ramène le vertige physique du saut à un vertige de l’image. Il s’interroge sur la création d’une image, ses origines insondables et ses bases matérielles, sans jamais trancher entre les antagonismes qu’il met en œuvre. Dans son texte intitulé « Mystification et mystère », Daniel Grojnowski conclue sur cette dualité de l’œuvre de Klein :

Initiation au mystère et célébration du Vide, de telles œuvres s’exercent à la limite. Elles associent étroitement la présence et l’absence, elles montrent que l’immatériel peut être appréhendé par des formes – que l’essence spirituelle peut se résoudre en néant, que Rien est Quelque chose, et vice versa. Elles inversent les signes, entrecroisent les pistes, montant des stratagèmes qui ne débouchent sur aucune certitude – nulle « révélation » – et qui déroutent le jugement. Ainsi comprise, la Mystification se prend au piège qu’elle a posé, confondant la victime et le rieur, l’illusion et l’Objet de valeur. Elle place l’Indécidable sur le même plan que le Beau ou que le Sublime : une catégorie de l’esthétique parmi d’autres[18].

Klein s’inscrit ainsi dans la catégorie esthétique de l’« indécidable », une catégorie « sans chute » qui ne conclue pas sur ses postulats. Jamais fermée, elle laisse le spectateur faire son choix, décider entre l’art et le non art, entre la croyance et l’ironie, entre le véritable et le falsifié. Et ce n’est pas seulement le spectateur de Klein qui est plongé dans l’indécidable, mais Klein lui-même. Klein est tout autant comme Hitchcock qui met en scène le saut avec une certaine ironie que comme Scottie qui en est la victime. Il est le personnage et le metteur en scène de sa propre fiction.

 

La Madeleine de Klein, une image pour le souvenir

Pour tenir son propos sur l’image et sur la pratique artistique[19], Klein se met en scène lui-même. Il construit sa légende en même temps qu’il élabore son discours sur l’art. Dans sa monographie sur l’artiste, Catherine Millet explique que l’image de Klein doit assurer sa survie, qu’elle « sera encore contemplée quand sa personne physique aura depuis longtemps disparue. En fait, celle-ci s’efface déjà. Le modèle qui ostensiblement se projette dans le futur de l’image, s’est déjà absenté de lui-même[20] ». Avant son décès précoce en 1962, Klein était hanté par la double idée de sa mort et de sa survivance par l’image. En se photographiant, il se projette dans un temps qui lui est posthume, il s’absente de lui-même, il se rend coprésent à l’époque de sa propre mort. Il devient un spectre, au sens donné par Jacques Derrida : « le spectral est une trace qui marque d’avance le présent de son absence[21] », une hantise de la disparition et de la réapparition fantômale par la photographie. Ou par le cinéma. Car la spectralité hante particulièrement les images reproductibles, traces d’un référent menacé de disparition au moment même de sa captation[22].

Fig. 5. Robert Bresson, Le suicide, Une femme douce, 1969, photogramme © Cinémathèque française.

C’est cette réunion impossible du vivant et du mort qui se joue avec la représentation du saut sans chute. C’est aussi ce que fait Robert Bresson dans son film Une femme douce en 1969 : il filme, non pas une chute, mais un impact, quelques plans fixes, une fenêtre ouverte, une chaise qui tombe sur un balcon, une écharpe qui flotte dans le vide, puis le corps suicidé de sa femme douce qui vient de s’écraser sur le sol, plan fixe qui ouvre et qui ferme le film (fig. 5). On ne voit pas le saut, seulement l’impact. Bresson ne part pas d’un saut sans chute, mais d’une chute sans saut, un corps à terre, un vrai suicide. C’est le film qui fait office de saut, de dialogue entre le vivant et le mort, entre le passé et le présent. À propos de cette adaptation d’une nouvelle de Dostoïevski, Bresson explique :

Ce n’est pas l’histoire somme toute assez banale des deux jeunes mariés qui m’a attiré, c’est la possibilité d’une confrontation constante, d’une juxtaposition continuelle de deux images : l’image de la jeune femme morte et l’image de la jeune femme vivante. Et l’écriture cinématographique qui en découle. Ce ne sont pas des retours en arrière, des flash-back, c’est tout autre chose. C’est la confrontation de la mort et de la vie[23].

Fig. 6. Robert Bresson, Après le suicide: flottement, Une femme douce, 1969, photogramme © Cinémathèque française.

La chute n’est pas seulement un motif mais la structure même du film, la progression narrative qui mène à la mort de la douce contre l’asphalte, qui guide les réminiscences désespérées d’un homme, un usurier, qui n’a pu retenir sa femme ni posséder son affection.  Tout le long-métrage remonte aux origines de cette chute, le film se créé à partir de la dé-création, du moment de destruction de soi qu’est le suicide. Les scènes du passé et celles du présent s’entremêlent sans transition, le souvenir ressuscitant la douce. Si tout le film est une chute suspendue, c’est parce que Bresson réunit la femme vivante et son cadavre dans un dialogue impossible, passant de l’une à l’autre, à partir de l’appartement dans lequel elle a vécu et où gît maintenant son corps veillé par son mari. Le film est un saut dans le temps sans ruptures chronologiques. Entre l’image du suicide qui ouvre et qui ferme le film, le sens du saut est changé : Bresson retourne la mort en libération, il métamorphose la chute en ascension (fig. 6). Le cinéaste nous explique que la pensée commande dans ce film sur la transformation du sens d’une image par la fiction, sans que l’apparence de cette image en soit modifiée. Les lois biologiques de la vie et de la mort n’opèrent plus au sein de l’appareil cinématographique, car les lois de l’image prévalent sur celles de l’humain.

 

L’événement et la machine

C’est lorsque la prouesse sportive de Klein rencontre le déclic de l’appareil qui en fige un instant que naît l’événement du saut dans le vide. Il est inhérent à la rencontre du vivant et de la machine. Rencontre impossible s’il en est : « l’automaticité de la machine inorganique n’est pas la spontanéité qu’on prête au vivant organique[24] », écrit Jacques Derrida. En effet, comment réunir la spontanéité de l’événement, foncièrement unique, qui ne peut être répété ni anticipé, et la mise en scène photographique ? Comment penser la contingence de ce qui peut arriver dans la préparation soignée d’une composition photographique ?

Avant tout chose, il faut préciser que dans la carrière d’Yves Klein, l’événementiel passe bien avant l’événement. Contrairement à la logique de l’événement qui ne peut être anticipé, ses mises en scène, sa « sculpture aérostatique » en 1957 qui consiste en un spectaculaire lancer de ballons bleus dans le ciel, son mariage en grande pompe entouré par les Chevaliers de l’ordre de Saint-Sébastien, ses anthropométries dirigées en costume de soirée et accompagnées par un orchestre, et même son journal d’un jour sont des événements médiatiques, donc préparés, prévus. Jacques Derrida définit l’événement véritable comme ce qui « interrompt le cours du possible et, comme l’impossible même, surprend toute prévisibilité[25] ». Et malgré son goût pour le spectacle organisé, avec son saut dans le vide, c’est justement cet espace incertain que Klein met en scène. Certes, il n’y a pas d’événement du saut dans le vide en dehors de la photographie, puisque l’artiste a sauté sur une bâche. Puisque le « peut-être » de l’ascension n’existait pas, surtout pas pour les judokas qui tenaient la bâche. Cette hantise du possible est inhérente à l’image. Si son saut n’est pas un événement, puisqu’il est amplement préparé, sa photographie en est un. Klein crée un événement photographique qui n’a pas d’existence en dehors de l’image, seule manifestation du peut-être de l’envol. De là vient toute la virtuosité conceptuelle de son invention. Son journal d’un saut sans chute est un événement qui ne peut arriver que par la machine. Klein introduit l’événement dans la machine photographique, il crée un événement par la machine. Il ne reproduit pas l’événement en le photographiant : il le produit.

Sa pensée est imprégnée par l’imaginaire d’un espace qui appartiendrait pleinement à l’image enregistrée, par l’idée que la machine peut remplacer la présence. Par exemple, dans un des textes de son Journal du dimanche, Klein décrit le « théâtre du vide », nouveau format de spectacle, qui serait : « un théâtre sans acteur, sans décor, sans scène, sans spectateur… plus rien que le créateur qui n’est vu par personne, excepté la présence de personne[26] ». Ce théâtre sans présence, l’événement d’une œuvre qui peut avoir lieu sans les acteurs ni les spectateurs, un événement pendant lequel la machine remplace l’humain rappelle étrangement la projection cinématographique, même si Klein n’y fait pas directement référence.

Avec son saut sans chute, l’artiste manifeste une jouissance des puissances de l’image mécanique, l’impertinence de refuser de clore l’histoire tout autant que la vie. C’est la conscience de cette liberté de la représentation photographique qui donne à Klein l’impulsion de sauter, la légèreté extatique de son suicide simulé. Klein se jette dans l’espace de la représentation, et sa position tendue vers le ciel, sa manière de se lancer dans le vide de tout son corps, a quelque chose de joyeux, de beaucoup plus joyeux que suicidaire. Dans son ouvrage La Peinture comme crime, Régis Michel décrit son corps d’« homme-pinceau » tendu vers le haut comme un motif freudien, forme qu’il associe à l’interprétation du rêve de vol : un rêve érectile, qui supprime la pesanteur. Son plaisir manifeste face à la farce qu’il est en train de monter témoigne de sa jouissance de la création artistique, de l’image et de la vie en général[27].

 

Suspension et abstraction : les lois du suspense

Dans un texte intitulé « Mon combat entre la ligne et la couleur », Klein explique que « l’art de peindre consiste à rendre la liberté à l’état primordial de la matière[28] ». Auto-surnommé Yves le Monochrome, Klein construit son saut photographique comme un manifeste de la liberté de l’espace pictural. Une pensée de l’abstraction au cœur de son travail, car même quand il travaille l’index photographique, et tout en pensant aux fictions cinématographiques, il met en scène une pensée picturale. En effet, cet espace dans lequel il se jette, espace libéré de la pesanteur, s’apparente à celui du tableau abstrait. En refusant d’imiter les apparences de la réalité, la peinture abstraite s’émancipe de la verticale gravitaire. N’importe quel endroit de la surface picturale peut devenir le pôle d’attraction de la composition du tableau, et, selon le critique Léon Degand, une expérience physique propre à l’image est ainsi créée[29].

Fig. 7. Yves Klein dans la salle dédiée au « Vide » durant l’exposition «Yves Klein Monochrome und Feuer », Museum Haus Lange, Krefeld, Allemagne, 14 janvier – 26 février 1961. Action artistique d’Yves Klein. © Succession Yves Klein, ADAGP, Paris, 2018. Photo © Charles Wilp, BPK, Berlin.

Avec son saut dans le vide, Klein cherche donc à transférer la liberté de l’apesanteur picturale dans l’image photographique, voire sur scène comme il l’imagine à la page 4 de son Journal du dimanche, où il propose un nouveau théâtre intitulé « renversement » : une représentation théâtrale truquée afin d’être représentée à l’envers, les acteurs jouant la tête en bas et les meubles étant fixés au plafond, tandis qu’un lustre accroché au sol « léviterait » dans l’espace. De la même manière, son portrait réalisé dans la « salle du vide » à l’exposition Monochrome und Feuer du Museum Haus Lange de Krefeld en 1961, le représente en marche dans l’espace d’une « sensibilité immatérielle » (fig. 7). Un espace sans haut ni bas, un espace abstrait, qui incite Denys Riout à qualifier le portrait d’« atterrissage apaisé de son saut dans le vide[30] ».

L’espace kleinien, espace de réconciliation entre le corps et la machine, entre le réel photographique et l’abstraction picturale, est un espace réflexif voué à être rempli de questions. Un vide qui, faute d’être montré, peut être raconté. Dernière plongée dans le vide cinématographique, un décor comparable à ceux de la mythologie kleinienne de l’immatériel est mis en scène dans un film d’action. Ce saut, ou plus précisément ce flottement, prend place dans une salle vide, blanche, aseptisée, un espace en apesanteur qui dialogue étrangement avec le vide « matelassé[31] » de Klein. Cette salle est par ailleurs protégée par une haute technologie anti-effraction : elle détecte le moindre son, la moindre augmentation de chaleur ou même le poids sur le sol. En revanche, aucune surveillance par caméra. Cela signifie que pour entrer dans la salle, le corps doit devenir une pure image, un signal optique dématérialisé. Bien sûr, le corps se rebelle, se rappelle à l’image, refuse de se plier au vide.

Fig. 8. Brian de Palma, Mission Impossible, 1996, photogramme © Paramount Picture.

Fig. 9. Yves Klein, « Quand à ma tentative de l’immatériel… impossible de vous donner une photographie », [sans date], note manuscrite sur papier, 27,5 x 21 cm © Succession Yves Klein, ADAGP, Paris, 2018.

Ce vide, c’est celui de Mission impossible de Brian de Palma en 1996. Lorsque le héros interprété par Tom Cruise doit pénétrer dans le QG de la CIA pour voler une disquette, le décor organise une action tout en suspens. Pour circuler dans cette salle de haute technicité, le personnage doit flotter dans l’espace, suspendu par le plafond. La chambre forte, dessinée par le décorateur des premiers opus de la Guerre des étoiles, Norman Reynolds, joue avec les règles des films dans l’espace puisque le personnage y circule dans l’air, réalisant une prouesse sportive à laquelle Klein n’a rien à envier. Au moment où le filin qui le retient lâche et se bloque finalement à quelques centimètres du sol, obligeant l’acteur à rester absolument horizontal pour ne pas déclencher les alarmes, il doit tendre tout son corps pour que la chute brutale ne se close pas par un impact qui révélerait sa présence dans la salle interdite (fig. 8). Son corps ne se tend pas pour donner l’impulsion du saut mais pour empêcher la chute. Le saut sans chute correspond, une fois de plus, à un jeu de décalage de la conclusion. La séquence dure, s’étire dans le temps et tout son suspens tient à la suspension du personnage, de ses mouvements corporels, de sa chute avortée. Le suspens devient une forme de manipulation de l’invisible, la matière de l’invisible pourrait-on écrire. Un suspens invisible mais presque palpable, un suspens rendu matériel dans une salle vouée à l’immatériel. Une forme de modelage du vide qui relie le spectateur et l’image, un vide pesant au moment où toute l’attention du spectateur devient tension. Le saut dans le vide, c’est ça aussi : l’exposition d’un espace à combler par celui qui regarde, un espace de suspens dans lequel le regard doit participer à la fiction. C’est un manifeste des puissances de l’image tout autant que de celles du spectateur, qui pourrait prendre pour titre ce mot célèbre d’Albert Camus « Avec le vide, les pleins pouvoirs[32] ». Ainsi, en avouant « quand à ma tentative de l’immatériel, impossible de vous donner une photographie » (fig. 9), Klein ne se résigne pas à l’impossibilité de représenter, il indique juste que certaines choses nécessitent d’être imaginées pour être vues.

Joséphine Jibokji est maître de conférences en études cinématographiques à l’université de Lille.

Cet article a obtenu le prix de l’Apahau 2016, récompensant un article inédit proposé par un doctorant ou post-doctorant.

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notes

[1] Je remercie Barbara Le Maître, Natacha Pernac et Jennifer Verraes, organisatrices de la journée d’étude « Jumpologies : images du saut, de la gymnastique à l’extase » en décembre 2015 au Jeu de Paume pour laquelle cette intervention a été écrite, ainsi que les équipes du Jeu de Paume et tout particulièrement Marta Ponsa. Je remercie aussi Charlotte Ménard et Mabel Tapia des archives Yves Klein.

[2] W. Spies, Modes d’emploi, artistes pour notre temps, Paris, Gallimard, 1998, p. 74.

[3] « Aujourd’hui, le peintre de l’espace doit aller effectivement dans l’espace pour peindre, mais il doit y aller sans trucs ni supercheries, ni non plus en avion ni en parachute ou en fusée : il doit y aller par lui-même, avec une force individuelle autonome, en un mot il doit être capable de léviter. »

[4] L’Image précaire. Du dispositif photographique, Paris, Éditions du Seuil, 1987, p. 17.

[5] L’Acte photographique et autres essais, Paris, Nathan, p. 20.

[6] L’Acte photographique et autres essais, Paris, Nathan, p. 89, et de manière plus générale le chapitre 2, « L’acte photographique. Pragmatique de l’index et effets d’absence ».

[7] F. Albera, « Yves Klein et Jean-Luc Godard, rue Campagne Première : chutes et envols », Art Press, n° 266, décembre 2000, p. 37- 42.

[8] Quand les images prennent position. L’œil de l’histoire. 1, Paris, Éditions de Minuit, 2009, p. 11.

[9] La Spécialisation de la sensibilité à l’état de matière première en sensibilité picturale stabilisée, Galerie Iris Clert, Paris, 12 avril – 12 mai 1958.

[10] J. Douchet, Alfred Hitchcock, Paris, Éditions de l’Herne, 1967, p. 37.

[11] Harry Shunk a confié à Sidra Stich que le cycliste qui apparaît en arrière-plan d’une des versions du saut dans le vide serait le photographe John Kender, inclus dans la photographie en référence à la Chute d’Icare de Brueghel l’Ancien : T. Génévrier-Tausti, L’Envol d’Yves Klein : l’origine d’une légende, Paris, Area, 2006.

[12] Douchet, Alfred Hitchcock, p. 34.

[13] T. McEvilley, « Yves Klein, conquistador du vide », dans Yves Klein [cat. exposition : Paris, 1983], Paris, Centre Georges Pompidou, 1983‎, p. 18.

[14] « Architecture de l’air. La climatisation de l’atmosphère à la surface de notre globe », 1961, dans Le Dépassement de la problématique de l’art et autres écrits, édition établie par M.-A. Sichère et D. Semin, Paris, École nationale supérieure des beaux-arts, 2003, p. 271. Klein présente ce projet architectural comme un « retour à l’Éden ». Dans un texte co-écrit avec Werner Ruhnau, publié dans le même ouvrage (« Projet pour une architecture de l’air », p. 269-270), il cite Ben Gourion : « Qui ne croit pas au miracle n’est pas un réaliste », soulignant la coexistence possible entre sa revendication d’un réalisme artistique et ses croyances.

[15] W. Spies, « La légende d’un artiste – Yves Klein et son œuvre », dans Modes d’emploi, artistes pour notre temps, Paris, Gallimard, 1998, p. 80.

[16] Selon Nan Rosenthal, la publication successive de différentes versions de la photographie à peu de temps d’écarts (avec et sans le passage du cycliste en arrière-plan), était une manière d’introduire un doute et des questionnements sur son authenticité, dans « La lévitation assistée », dans Yves Klein [cat. exposition], 1983‎, p. 228.

[17] J.-Y. Jouannais, « Le sot dans le vide », L’Idiotie, art, vie, politique – méthode, Paris, Beaux-Arts magazine, 2003, p. 210 : l’idiotie du saut dans le vide de Klein s’opère dans un vide bien particulier, « le territoire de la croyance archaïque au cœur de la modernité ».

[18] Poétique, novembre 2005, p. 453.

[19] Denys Riout qualifie les textes de Klein de « légendes », des légendes qui commentent et qui réinventent ses œuvres. Pour parler de son art, de ce qu’est l’art, de son pouvoir et de ses possibilités, Klein raconte des histoires, il invente des fictions à partir de l’expérience artistique, « Imprégnations : scénarios et scénographies », dans Yves Klein : corps, couleur, immatériel [cat. exposition : Paris, 2006-2007, Vienne,  2007], Paris, Centre Pompidou, 2006, p. 32.

[20] Yves Klein, Paris, Artpress Flammarion, 1983, p. 64.

[21] J. Derrida, B. Stiegler, Échographies de la télévision : entretiens filmés, Paris, Galilée, INA, 1996, p. 131.

[22] « L’affirmation de la vie ne va pas sans la pensée de la mort, sans l’attention la plus vigilante, responsable, voir assiégée, obsédée de cette fin qui n’arrive pas – à arriver. Dès qu’il y a une trace, quelle qu’elle soit, elle implique la possibilité de se répéter, de survivre à l’instant et au sujet de son tracement, dont elle atteste ainsi la mort, la disparition, la mortalité au moins », J. Derrida, A. Spire, Au-delà des apparences, Latresne, le Bord de l’eau, 2002, p. 58.

[23] « La confrontation de la mort et de la vie », entretiens de 1969, dans Bresson par Bresson : entretiens, 1943-1983, éd. Par M. Bresson et B. Chantre, Paris, Flammarion, 2013, p. 245.

[24] J. Derrida, Papier machine. Le ruban de machine à écrire et autres réponses, Paris, Galilée, 2001, p. 36.

[25] Ibid.

[26] Y. Klein, Journal du dimanche, 27 novembre 1960, p. 1, Archives Yves Klein.

[27] La Peinture comme crime : ou « la part maudite » de la modernité [cat. exposition : Paris, 2001-2002], Paris, Réunion des musées nationaux, 2001, p. 248.

[28] Le dépassement de la problématique de l’art et autres écrits, p. 49.

[29] L. Degand, Abstraction figuration, Paris, 1955. Je renvoie le lecteur aux réflexions d’Étienne Jollet sur « La pesanteur et la naissance des abstractions », Revue d’esthétique, n° 28, 1995-1996, p. 101-112, qui évalue justement l’importance de la lévitation dans les textes théoriques des débuts de l’abstraction, entre autres ceux de Léon Degand.

[30] D. Riout, Yves Klein, Manifester l’immatériel, Paris, Gallimard, 2004, p. 77.

[31] Selon une expression utilisée par Régis Michel dans La Peinture comme crime…, p. 248.

[32] Mot adressé à Yves Klein en 1958 à l’occasion de son exposition La Spécialisation de la sensibilité à l’état de matière première en sensibilité picturale stabilisée à la Galerie Iris Clert, Archives Yves Klein.

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