Arthur Mitteau
Représentations du corps et histoire de l’esthétique :
la peinture du Japon de Meiji au carrefour des possibles
Histoire de l’art, numéro 83 (2018/2)
ÉTUDE
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La récente vague d’expositions autour du programme « Japonismes 2018 » et son succès ont rappelé le désir de connaissance de l’art japonais parmi le public européen. Or si ces expositions ont de fait consisté en un accroissement du champ des connaissances potentielles et de l’expérience artistique du Japon offertes en France, on a pu aussi remarquer la permanence de certaines structures de représentation, de thématiques préférées, pour ainsi dire. Les choix d’exposition apparaissent certes comme un complément nécessaire du travail de diffusion, de mise en lumière ; ce qui incite d’autant plus à proposer, ici, une tentative de contribution très parcellaire à ce programme culturel ambitieux.
L’art de l’époque Meiji (1868-1912) est celui de l’accélération des échanges entre le Japon et l’Occident dans de nombreux domaines artistiques, dont celui de la peinture et des images en général. Mais malgré les travaux de chercheurs comme Christophe Marquet, Isabelle Charrier, Michael Lucken[1], la peinture dans le Japon de Meiji demeure un champ d’étude peu connu en France. Représentant l’envers du japonisme, mouvement polymorphe ayant été lui-même objet d’une étude synthétique dans la présente revue[2], le monde de la peinture dans le Japon du second xixe siècle constitue pourtant un objet d’étude remarquable en raison des nombreuses trajectoires d’hybridation et d’expérimentation artistique, qui ont contribué à donner sa forme à l’art japonais contemporain, et à travers lui également, à tous les arts que celui-ci a contribué à influencer, au-delà du Japon.
Pour contribuer à mettre en lumière les milieux de la peinture dans le Japon de l’ère Meiji, nous nous proposons d’étudier un thème propice aux phénomènes de rencontre entre influences culturelles, aussi bien que d’expérimentations artistiques : celui de la représentation du corps humain. Cette thématique, objet de recherche aussi bien que de rivalités entre les diverses écoles, a aussi fourni matière à une réflexion sur l’histoire des arts asiatiques antérieurs à l’ère Meiji elle-même.
I – Représentations du corps dans le yôga de Kuroda Seiki
Loin de certaines images d’Épinal sur le Japon, le monde des arts, et en particulier celui de la peinture, n’était certainement pas paisible dans le Japon des décennies postérieures au changement de politique culturelle lié à la « Restauration » Meiji de 1868. Au contraire, dans cette période de grand changement, il était traversé par des courants parfois violents et contraires. Même s’il ne faut pas non plus exagérer les oppositions, certains peintres dépassant un tel classement catégorique par leur trajectoire, on ne peut ignorer leur rôle structurant pour le milieu, voire d’aiguillon pour la création artistique. Un de ces courants est celui du yôga, peinture à l’huile à l’occidentale, qui s’opposait à d’autres mouvements, en particulier ceux de défense des arts historiques.
Parmi ces peintres de yôga, l’un des plus influents fut Kuroda Seiki (1866-1924). La figure de Kuroda est historiquement importante à la fois du fait de son rôle public, de sa personnalité combattive de défenseur du yôga ; mais aussi pour ce qui apparaît aujourd’hui comme un parcours artistique marqué par d’étonnants choix et expérimentations. Dans ses tableaux, Kuroda explora des types de touche très divers sur l’axe opposant linéarisme et picturalisme, pour reprendre les catégories de Wölfflin. C’est ce qui en fait un pionnier de genres aussi différents que la peinture académique, le style post-impressionniste, voire même, pour certains tableaux, de l’abstraction. Kuroda s’essaya tour à tour à chacune de ces pistes en connaissance de cause, jouant sur les registres, traçant ainsi une trajectoire faite de succès publics, de prix mais aussi de scandales, précisément guidée par un but : développer au Japon la peinture de style occidental dans toutes ses dimensions. Or au centre de ce grand œuvre de Kuroda, et ce qui le caractérise particulièrement dans le yôga de son temps, se trouve l’expression de la figure humaine, en particulier féminine : visage, expression, et corps, tantôt dénudé, et tantôt vêtu.
C’est en partie l’apprentissage de Kuroda qui explique son exploitation poussée de cette thématique, parmi d’autres sujets (les paysages, les scènes de genre, le portrait). En effet, son maître, lors du séjour parisien de 1884 à 1893, était Raphaël Collin (1850-1916), un peintre dont le sujet de prédilection était la figure féminine, portrait ou nu. Or si l’on peut dire que Collin semble avoir joué, pour son succès, d’un registre qu’il faut bien appeler l’érotisme le plus évident, voire le plus exsudant, ainsi sur une toile comme « Le Floréal »[3], il ne faut pas mésestimer la position, dans le champ artistique de l’époque, de ce peintre qui savait témoigner d’une maîtrise des techniques les plus convenues (académisme du dessin et des compositions, maîtrise du modelé, pour les personnages) tout en témoignant d’un intérêt pour les pistes explorées par les avant-gardes (à-plats de couleur et hachures au pinceau, savamment dosées d’une recherche sur la luminosité de la couleur, par exemple pour les arrière-plans). Autrement dit, le peintre parisien se situait exactement dans son temps dans les années 1880. Sa palette, et l’enseignement qu’il en prodiguait à ses élèves, comportait assez de ressources pour offrir une marge étendue de positionnements, de l’académisme le plus convenu aux franges de l’avant-garde. C’est pourquoi Miura Atsushi, le grand spécialiste de Kuroda et de l’impressionnisme japonais, a appelé à réévaluer l’importance de Collin (qui eut d’autres élèves japonais que Kuroda) dans les pages de la présente revue, y poussant même l’idée d’un lien intime, entre l’œuvre et la personnalité même de Collin, et ce que Miura estime être un « esprit japonais »… Quoi qu’il en soit, Kuroda sut en effet prendre conscience des ressources latentes dans l’enseignement reçu de son maître, poussant bien plus loin que lui l’expérimentation dans des voies très diverses. Et à chaque fois, il le fit en retenant une leçon de Collin : l’intérêt de sujets comme le portrait féminin ou le nu, dans leur rôle de support de ces recherches picturales, lieu d’expérimentations concernant la touche, la couleur, la composition, et parfois même la symbolique. Ces explorations sont visibles en trois dates bien différentes, contrastées.
Ce fut d’abord l’envoi au Japon en 1893 d’une toile représentant un nu debout dans une scène moderne, naturaliste : « Toilette du matin » (Chôshô)[4]. Peinture d’une femme, occidentale, de dos, face à une glace d’armoire en train de se coiffer, l’œuvre provoqua des réactions choquées dans le Japon de Meiji. C’est que dans les arts picturaux d’Asie orientale, en dehors des images dites érotiques (shunga au Japon), le nu féminin était non pas forcément impossible, comme on a voulu le voir de façon un peu théorique et en perspective forcée, puisque certaines peintures de courtisanes célèbres au bain font figurer des corps nus, mais du moins un non-sujet : il n’avait jamais été thématisé. De plus, les Japonais connaissaient depuis l’époque d’Edo le caractère central de l’étude de l’anatomie dans le dessin à l’occidentale, de même que le classicisme gréco-romain, et on savait que tôt ou tard pourraient apparaître des œuvres puisant à une telle source d’inspiration. Le scandale par lequel l’œuvre de Kuroda fut accueilli au Japon s’explique sans doute donc moins par une réticence liée à de supposés traits culturels anhistoriques, que par les deux siècles et demi d’une société de l’ère Tokugawa que la morale néo-confucianiste avait cherché à encadrer. Autre source d’opposition au nu, bien plus récente, le puritanisme originaire de l’Occident lui-même, lié notamment au moralisme de l’ère victorienne : plusieurs voix d’occidentaux se faisaient en cette époque entendre au Japon pour condamner l’œuvre[5]. Mais « Toilette du matin » demeura l’œuvre initiatrice du thème du nu au Japon, et celui-ci n’allait pas disparaître. Kuroda est à créditer du rôle de maître d’œuvre de cette introduction.
Deux ans seulement plus tard, c’est d’une autre façon qu’il chercha à repousser les frontières de l’expérimentation picturale. Avec « Sieste » (Hirune) que Miura considère comme un chef d’œuvre dont la « touche psychédélique dépasse déjà entièrement l’impressionnisme[6] », Kuroda livre un tableau de format presque carré, montrant non pas un nu, mais une jeune fille en kimono, dont on ne voit que le haut du corps, en train de faire la sieste sous les arbres. La lumière méridienne très forte et lumineuse du Japon, se déposant par taches entrecoupées d’ombres sur sa silhouette, est représentée par Kuroda au moyen d’un choix extrême de coloris jaunes, rouges, et bleus, déposés en touches allongées, apparemment peu travaillées, qui dessinent les formes en même temps qu’elles expriment le pointillisme de la lumière, en même temps que l’émotion de la scène. De fait, il est difficile de rattacher l’œuvre à un courant de l’époque, tant sa forme même semblerait répondre par anticipation à certains tableaux fauvistes (par l’emploi de couleurs irréelles, expressionnistes) ou tachistes (par la touche traçant la scène, et la diffraction de la lumière, en traits quasi grossiers), s’il fallait chercher des équivalents. L’œuvre ne semble pas avoir été particulièrement remarquée ; mais si elle est extrême dans cette veine dans l’œuvre de Kuroda, nombre de ses tableaux portent la trace d’un usage plus modéré des mêmes effets (« Apprenti geisha », « Sur le lac »), à chaque fois autour de figures féminines vêtues à l’ancienne, en yukata (kimono léger). Kuroda contribua ainsi, pourrait-on arguer, à faire entrer au Japon ces femmes en toilette ancienne dans l’imagerie du xxe siècle, ce qui contribuera au renouvellement par la suite du bijinga (le genre du portrait de belle femme), bien visible dans le courant du shin-hanga, la « nouvelle estampe », particulièrement illustré par la récente exposition à la galerie Custodia. Il n’est pas ainsi le seul, et l’on peut penser aux progrès spectaculaires, au même moment, de l’affiche au Japon, retracés par l’article-somme d’Anne Gossot dans un numéro antérieur[7]. Mais il est indéniable que Kuroda contribua ainsi directement au renouvellement des représentations de la femme au Japon.
C’est avec une troisième œuvre, qui appellerait un plus long commentaire, que Kuroda va parvenir à donner une place au Japon au nu féminin, avec le triptyque de tableaux « Sagesse, perception, sentiment » (Chi-kan-jô, 1897). Envoyés à l’exposition universelle de Paris de 1900 sous le titre d’« Étude de femme », ils en revinrent avec une médaille d’argent, contribuant à asseoir la légitimité sur place de Kuroda malgré le nouveau scandale. Loin du registre parfois érotique de Collin, toutefois, l’œuvre s’inscrit dans le mouvement symboliste qui traverse le monde à partir des décennies 1880-1890[8]. Message silencieux adressé au monde, le rebus allégorique proposé au spectateur par les trois figures, peintes avec respect des proportions classiques, fait de celles-ci des sortes de déesses modernes ; or le fait que les modèles soient (pour la première fois) d’origine japonaise charge l’œuvre d’implications. C’est qu’en réponse au « mythe de la Grèce blanche » alors dominant[9], Kuroda rajoute au contraire un chapitre à cet autre mythe de l’époque, celui de la « Grèce japonaise », par laquelle de plus en plus d’intellectuels et artistes occidentaux (ainsi Van Gogh) voulaient voir dans le Japon une nouvelle Grèce. Mais ici, c’est un Japonais lui-même qui propose une itération de ce mythe, ce qui en change entièrement le sens et la portée : ce sont des Japonaises qui prennent le rôle de déesses du temps moderne, énonçant un message qui semble porteur de sagesse philosophique, et, en même temps, une auto-affirmation, issue du Japon même, de la possibilité d’avoir une voix propre dans la scène artistique mondiale.
Ces trois expérimentations très différentes de Kuroda, mais toujours autour de figures féminines, ne sont que des exemples parmi d’autres de la façon dont les peintres de yôga comme Kuroda ont cherché à s’inspirer de la peinture à l’huile occidentale, pour explorer de nouvelles pistes en cherchant à chaque fois à inscrire leurs innovations dans une histoire et un contexte locaux ; ainsi procéda aussi Aoki Shigeru (1882-1911) lorsque, dans sa « Pêche miraculeuse » (Umi no sachi), il représenta un épisode imaginaire du passé japonais avec des nus cette fois masculins, aux corps anguleux, maigres, exhibant une pauvreté expressive, choix tout à fait volontaire et éloquent de la part d’Aoki. Dans cette œuvre comme dans Chi-kan-jô, la représentation du corps semble de plus en plus autant le lieu d’une expérimentation picturale pour elle-même, que motivée par l’expression d’un contexte, d’une histoire nationale.
II – Représentations du corps dans le nihonga
Si l’on se penche maintenant du côté des rivaux des yôgaka, qu’en était-il ? L’école du nihonga, la « peinture japonaise » ou « peinture nationale », néologisme qui montre que la recherche de la référence au passé était un produit même du présent et de l’ouverture du Japon au contexte mondial, ne fut pas en reste dans ses recherches picturales. Mais le mot d’ordre de ce mouvement, seriné par les intellectuels qui en constituaient les véritables figures tutélaires si ce n’est les amiraux, les philosophes et historiens Ernest Fenollosa (1853-1908) et Okakura Tenshin (1862-1913), était de faire revivre les styles et techniques anciennes. Les peintres de ce mouvement essayaient de se conformer à cette ligne, en puisant, pour la représentation de personnages humains, dans la peinture sino-japonaise du passé, sous toutes ses formes : peinture bouddhiste et plus généralement peinture à l’encre d’inspiration directement chinoise ; peinture narrative des rouleaux horizontaux de style yamato-e. Une telle veine peut se voir dans la première série produite par cette génération, qui consiste souvent dans une revivification de modes de représentation anciens mais dans des formats plus grands, et dans un souci du détail qui cherche à rivaliser avec la représentation à l’occidentale. Trouvant une sorte de filon, ces peintres vont en particulier chercher dans des thèmes de l’histoire religieuse ou mythique pour présenter des figures très stylisées, parfois même, à l’imitation de la « Kannon mère compatissante » (Hibô Kannon) de leur pionnier, Kanô Hôgai (1828-1888), de figures androgynes, dans une prise de position résolument opposée à la sexualisation assumée effectuée par les yôgaka tels que Kuroda – on peut à ce titre citer « Miroir d’eau »[10] (Mizu kagami, 1897) de Hishida Shunsô (1874-1911). C’est ainsi qu’ils répondent à un appel exprimé à l’époque dans les milieux proches du pouvoir pour un équivalent japonais de la « peinture d’histoire » occidentale[11], en multipliant les thèmes édifiants tirés de l’histoire nationale, des mythes fondateurs et de l’histoire du bouddhisme ; finissant, ce faisant, par incarner ce que le public japonais va appeler « risô-ha » ou « risô-ga », l’école « idéaliste », un terme qui indique lui-même l’existence de répercussions dans l’histoire des idées et de l’esthétique, comme nous allons voir plus loin.
Mais il leur fallait aussi illustrer le leadership de leur mouvement, et pour cela, montrer leur capacité d’innovation, dans une double équation qui constituera toujours l’intérêt historique de leur mouvement (renouveler : poursuivre des traditions ; et cependant, innover). Or ici, ce sont bien souvent les peintres qui, recevant carte blanche, faisaient jouer leurs propres initiatives, même s’ils le faisaient souvent dans le périmètre autorisé par les directions impulsées par leurs mentors. Un exemple se trouve avec le recours de Yokoyama Taikan (1868-1958) à des modes de représentation tirés de la peinture historique indienne, jusque dans ses risô-ga : ainsi, dans « la Déesse protectrice de l’Inde »[12] (Indo shugojin, 1903), qui représente la déesse Kali au moyen de techniques et de matériaux historiques japonais (rouleau de soie vertical, encre, pigments dont le fameux gofun, poudre de coquillage pour les effets d’atmosphère blancs) et dans une référence évidente aux compositions de la peinture bouddhiste d’Asie orientale (la pose des raigô ou « descentes d’Amida », déjà remises au goût du jour dans la « Kannon mère compatissante » de Hôgai), mais en intégrant des modes de représentations issues de la peinture de personnage du nord de l’Inde. La déesse Kali y est en effet représentée sous une couleur sombre en conformité à son iconographie indienne ; les bijoux tracent un effet décoratif rehaussant son corps qui montre des contours à la fois replets et stylisés, charnus et schématisés, dans une sorte de représentation naïve qui semble faire signe vers la peinture de l’Inde médiévale moghole. C’est que Taikan peint ce tableau véritablement syncrétique au moment d’un voyage en Inde effectué avec son mentor Okakura, voyage qui fut l’occasion pour celui-ci de commencer à formuler les thèses de son « pan-asianisme », doctrine voyant dans les patriotismes indiens et japonais naissants l’expression d’une même civilisation asiatique. Mais « la Déesse protectrice de l’Inde » n’est qu’un exemple des recherches picturales des nihongaka, par lesquelles ceux-ci agrandirent à la fois l’éventail des techniques picturales, et des représentations du corps dans l’imagerie japonaise.
C’est ainsi que les artistes de courants parfois concurrents, comme Kuroda ou les peintres du nihonga, contribuèrent chacun à leur façon à une histoire des arts en Asie Orientale, qui 1) conjointement, fit évoluer l’histoire des techniques tout en recomposant la palette de représentations possibles des figures humaines ; 2) repoussa et redéfinit sans cesse les catégories et les frontières entre courants, si ce n’est les frontières nationales. Pour le premier point, les peintres qui suivirent ne cessèrent d’inventer de nouvelles façons de peindre le corps. Toutes les expérimentations présentées ici s’inscrivent en effet dans un contexte plus large de dialogue entre les créations artistiques dans une Asie où l’art reflétait des problématiques nationales, parfois anti-colonialistes et tiers-mondistes, tout en exerçant et recevant une influence des trajectoires nationales voisines : au cas de la déesse Kali de Taikan, on pourrait faire répondre celui du peintre Nandalal Bose (1882-1966), qui s’inspira des peintres de nihonga (connaissant Okakura via la famille Tagore) pour créer une peinture nationale de paysage[13] ; il faudrait également voir le dialogue entre nihonga et le guo hua, « peinture nationale » chinoise au début du xxe siècle.
Les artistes peintres ont donc, ainsi, contribué à faire avancer l’histoire des formes, dans leur travail et par l’essai, pinceau en main. Mais ces recherches des artistes sont elles-mêmes aiguillées par les réflexions des intellectuels, ou au contraire influencent celles-ci. Or c’est aussi à travers le commentaire des intellectuels que ces recherches picturales ont non seulement pris un sens, mais ont également trouvé une portée qui toucha la vision des arts jusqu’en Occident, par des voies indirectes.
III – Le corps et les débats sur l’esthétique dans le Japon de Meiji
Le lien entre l’histoire de la peinture et celui de l’histoire de l’esthétique dans le Japon de Meiji ne peut, dans le cadre du présent article, qu’être ébauché ; aussi le cantonnerons-nous à l’évocation d’une question précise : la question des théories esthétiques sur la représentation du corps en tant qu’« idéalisation ». C’est en effet sur ce point que le lien avec la création artistique, sous la figure des artistes évoqués ci-dessus, peut se manifester.
Représenter le corps humain peut donner lieu à une infinité de choix artistiques, mais qui sont eux-mêmes le fruit d’histoires variées, des genres et des techniques artistiques. Mais les théories sur la nature d’une telle représentation sont elles aussi le fruit d’une histoire. Alors que les yôgaka comme Kuroda cherchaient à expérimenter des voies de représentation du corps et leur potentiel artistique, des théoriciens du mouvement de la revivification des arts nationaux qui a débouché sur le nihonga mentionné plus haut, ont eux, paradoxalement, cherché à convoquer les théories issues de l’esthétique occidentale pour donner une assise philosophique à leur propre mouvement. Tout est parti de l’idée, formulée pour la première fois par l’Américain Ernest Fenollosa, qui se trouva en quelque sorte recruté par une association de défense du patrimoine japonais ancien, la Ryûchikai, pour fournir ce que l’on pourrait appeler des éléments de discours. Fenollosa proposa une manière d’articuler esthétique occidentale, c’est-à-dire théorie des beaux-arts et de la valeur artistique, et art japonais ancien.
Or l’idée originale de Fenollosa fut de recourir à une thématique que l’on pourrait nommer de l’idéal et de l’idéalisation. Ce champ notionnel complexe a d’abord une dimension thématique – il y a un art « idéaliste » par son sujet, selon cette vision de l’art ; ainsi l’art religieux, l’art exprimant des valeurs, nationales, éthiques etc. Mais l’idéalisme a aussi une dimension proprement esthétique, plastique, au fond peu étudiée aujourd’hui selon une optique historique[14], et dans laquelle l’idéalisation consiste dans le processus de transformation, par le processus de l’art, de la forme perçue. Ce sont les textes du mouvement historique de la théorie esthétique issue des Lumières, ainsi ceux de Winckelmann (1717-1768) ou ceux de Hegel (1770-1831), en particulier, qui présupposent explicitement une telle notion, mais on en retrouve une trace dans de nombreux textes d’histoire de l’art, même au xxe siècle. Ainsi, chez Gombrich qui en fit un concept utile de son Histoire de l’art ; sa thèse y étant que la statuaire grecque commence par des formes plus schématisées, et donc « idéalisées », pour intégrer de plus en plus de réalisme anatomique[15]. Chez ces auteurs, l’idéalisation semble consister en une esthétisation de la figure humaine, consistant dans une schématisation expressive.
La démarche des théoriciens du nihonga est de transposer aux arts japonais anciens ce cadre de pensée, et avec lui, le potentiel de valorisation qu’il apporte, étant lié à une autre notion culturelle, celle de beaux-arts. Autrement dit, il s’agit de penser les propriétés esthétiques des œuvres japonaises dans toute leur variété, en s’appuyant sur une lecture des œuvres et des échelles de valeur artistiques en termes d’idéalisation. Le paradoxe est que l’on convoque ici un cadre intellectuel conçu pour penser un type de pratique culturelle (l’art gréco-romain), pour l’appliquer à une autre et valoriser celle-ci. Il faut ici renvoyer à d’autres travaux[16] pour un examen de la manière dont Fenollosa, le premier, puis Okakura Tenshin après lui, ont cherché à définir une nouvelle description du processus d’idéalisation conçue pour ainsi dire sur mesure dans le but de valoriser l’art japonais. Le fruit de ces travaux est une observation de l’importance, peu remarquée par les commentateurs, des dimensions esthétiques du concept de « synthèse » chez Fenollosa, dans ses trois significations : synthèse au sens de syncrétisme culturel, ainsi dans les cas des styles artistiques occidentaux et japonais ; synthèse comme processus psychologique de saisie d’une forme à partir du divers des sensations, dans une optique kantienne ; synthèse comme concept critique approprié pour décrire les styles de certains artistes, ainsi lorsqu’on parle du « style synthétique » de tel ou tel peintre (de Whistler, ou d’Ogata Kôrin, par exemple). La thèse proposée est que c’est une telle notion de synthèse, en particulier dans l’articulation entre le second et le troisième sens, qui correspond à la réinterprétation originale chez Fenollosa, du processus d’idéalisation dans la création artistique.
C’est une telle notion, en particulier, qui fonde la reprise critique par Fenollosa du schéma hégélien des « formes de l’art », concepts centraux de l’esthétique de Hegel (art symboliste ; art classique ; art romantique) – même si l’on a finalement peu remarqué à quel point Fenollosa entendait se démarquer de cette structure, précisément en modifiant le cœur du schéma, à savoir l’interprétation du processus d’idéalisation. Or c’est cette reprise critique des catégories historico-philosophiques de l’histoire de l’art de Hegel par Okakura Tenshin qui, à travers Les Idéaux de l’Orient[17], aura une influence non seulement au Japon, mais en dehors, comme le montre l’article de Fujihara Sadao sur Henri Focillon dans la présente revue[18]. C’est la lecture de ce traité de philosophie de l’histoire des arts chinois et japonais par Tenshin, qui donna à Focillon l’inspiration d’une partie de sa carrière d’historien, avec une réflexion sur les formes en art et leur évolution que l’on trouve dans Vie des formes. Dans cet essai de théorie de l’histoire de l’art, Focillon montre une réflexion qui s’est visiblement nourrie des perspectives issues à la fois de ses nombreuses recherches personnelles, mais aussi sur sa prise de conscience d’une réflexion parallèle engagée à partir des arts orientaux[19], puisque l’écriture de Vie des formes suit immédiatement sa découverte des Idéaux de l’Orient, et qu’on y trouve de nombreuses références à l’art chinois et japonais, issues de l’ouvrage de Tenshin.
Or la réflexion sur l’esthétique engagée par ces théoriciens du Japon de l’ère Meiji, Fenollosa et Okakura, s’est nourrie de la création contemporaine, ces courants qu’ils cherchaient tantôt à combattre, tel le yôga, tantôt à influencer, tel le nihonga. Ainsi, cette histoire des idées, qui a fini par nourrir la réflexion théorique globale, est aussi une prolongation du caractère hyperactif des recherches picturales sur la figure humaine – ce que Focillon appelle la « vie » de cette figure humaine – dans le Japon de Meiji.
Cette étude croisée de points ponctuels d’histoire de la peinture dans le Japon des décennies 1860-1910, et d’histoire des théories esthétiques corrélées à ce contexte, a cherché à contribuer à deux points. D’une part, il s’agit de montrer un exemple de relation complexe entre création picturale et histoire des idées, en particulier dans un contexte de croisement et d’hybridation intenses entre genres et influences, comme pouvait l’être le monde de la peinture dans le Japon de Meiji. D’autre part, c’est précisément en raison du caractère hybride, international de ce contexte, qu’il est important d’en revenir à l’étude de celui-ci en étudiant le cadre japonais en lui-même et pour lui, dans ses dynamiques internes. Certes, les exemples étudiés ont montré les liens existant entre ce monde de Meiji et tel ou tel genre pictural, courant intellectuel, telle question, issus du monde occidental ; mais c’est justement pour cartographier de façon précise les relations artistiques dans une histoire globale de l’art, qu’il faut suivre telle ou telle trajectoire de façon individuelle, et pour cela, commencer par étudier le contexte japonais en lui-même. C’est ainsi que l’on pourra sortir d’une vision du Japon de Meiji qui reste lourdement influencée par le prisme des « japonismes », et que l’on connaîtra mieux de tels épisodes, et leurs implications à la fois locales et globales.
Arthur Mitteau, Centre de recherches sur le Japon (EHESS), IFRAE (INALCO)
[1] C. Marquet, Le Peintre Asai Chû (1856-1907) et le Monde des arts à l’époque Meiji, thèse de doctorat, Paris, INALCO, 1995 ; I. Charrier, La Peinture japonaise contemporaine de 1750 à nos jours, Besançon, La Manufacture, 1991 ; M. Lucken, L’Art du Japon au xxe siècle : pensée, forme, résistances, Paris, Hermann, 2001.
[2] Akiko Mabuchi, « Dix années d’études du japonisme en Europe, aux États-Unis et au Japon (1988-1997). Premier bilan », Histoire de l’Art, n° 40-41, 1988, p. 11-18.
[3] Charrier, La Peinture japonaise…
[4] Perdue aujourd’hui, l’œuvre est toutefois connue au moyen de photographies. Voir Matsushima Masato et Miura Atsushi, Yamanashi Emiko, et al., Kuroda Seiki tanjô hyakugonen Nihon kaiga no kyoshô, Tokyo, Bijutsu shuppan, 2016.
[5] Dont Fenollosa, dont nous parlerons plus loin, ainsi qu’un critique anonyme dont une fraction du texte est restée conservée par Kuroda dans ses papiers personnels.
[6] Matsushima, Miura, Yamanashi, et al., Kuroda Seiki…, p. 160.
[7] A. Gossot, « L’Affiche publicitaire et le gurafikku dezain au Japon 1854-1960 », Histoire de l’art, n° 24, déc. 1993, p 79-91.
[8] P.-L. Mathieu, La Génération symboliste : 1870-1910, Paris, Genève, Skira, 1990.
[9] P. Jockey, Le Mythe de la Grèce blanche : histoire d’un rêve occidental, Paris, Belin, 2015.
[10] Reproduction dans V. Weston, Japanese Painting and National Identity: Okakura Tenshin and his circle, Ann Arbor, Center for Japanese Studies, The University of Michigan, 2004, planche 9.
[11] Takashina Shûji, « History Painting in the Meiji Era. A Consideration of the Issues », dans E. Conant, Challenging Past and Present – the Metamorphosis of 19th Century Japanese Art, Honolulu, University of Hawaii Press, 2006, p. 56-64.
[12] Weston, Japanese Painting…, planche 18.
[13] Yuen Wong Aida, « Landscapes of Nandalal Bose (1882-1966): Japanism, Nationalism and Populism in Modern India », dans Tankha Brij, Okakura Tenshin and Pan-Asianism : Shadows of the Past, Folkestone, Global Oriental, 2009, p. 93-110.
[14] Du moins depuis les travaux de Panofsky dans Idea, Paris, Gallimard, 1989 [1924].
[15] E. Gombrich, Histoire de l’art, Paris, Gallimard, 1997 [1ère édition 1950], p. 320.
[16] A. Mitteau, Beauté et pluralité chez Ernest Fenollosa et Okakura Tenshin, thèse de doctorat, Paris, INALCO, 2015, p. 493-513.
[17] Okakura Kakuzô, Les Idéaux de l’Orient, trad. J. Seruys, Paris, Payot, 1917.
[18] Fujihara Sadao, « Henri Focillon et le Japon », Histoire de l’art, n° 47, nov. 2000, p. 43-52.
[19] « Le corps de l’homme et le corps de la femme peuvent rester à peu près constants, mais les chiffres susceptibles d’être écrits avec des corps d’hommes et de femmes sont d’une variété inépuisable, et cette variété travaille, agite, inspire les œuvres les mieux concertées et les plus sereines. Nous n’en chercherons pas des exemples dans la mangwa que Hokousai remplit de ses croquis d’acrobates, mais dans les compositions de Raphaël ». H. Focillon, Vie des formes, Paris, Ernest Leroux, 1934, p. 9.
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