Appel à communication : Art Brut et Matérialité, 11-12 juin 2014, Carleton University (Ottawa)

Colloque international, 11-12 juin 2014

Institute for Comparative Studies in Literature, Art and Culture (Carleton University, Ottawa, Canada)
En partenariat avec l’Université Paris Ouest Nanterre la Défense (Paris, France) et avec la collaboration du CrAB (Collectif de réflexion autour de l’Art Brut, Paris).

Art Brut et matérialité

            L’expression « art brut » est apparue en 1945[1] sous la plume du peintre français Jean Dubuffet (1901-1985) pour désigner « des ouvrages tels que peintures, dessins, statues, statuettes, objets divers de toutes sortes, ne devant rien (ou le moins possible) à l’imitation des œuvres d’art qu’on peut voir dans les musées, salons, galeries, mais qui au contraire font appel au fond humain originel et à l’invention la plus spontanée et personnelle » (Notice sur la compagnie de l’art brut, 1948)[2]. Dans cette définition, aucun critère stylistique n’est donné, aucun nom d’artiste n’est formulé, aucune date n’est spécifiée. Plus qu’une catégorie artistique traditionnelle, l’art brut, sur le plan théorique, se présente donc dans ses débuts comme une nouvelle approche de la création: un discours visant à remettre en question une  conception admise de l’art – celle de la culture occidentale – et un contexte particulier – le conservatisme de la scène artistique française d’après-guerre.

Toutefois, si l’art brut se dessine à travers un discours – “le fantasme” (Delavaux) du peintre français Jean Dubuffet[3] -, ce dernier est indissociable des œuvres collectées par l’artiste à partir de 1945[4]. L’art brut – en tant que pensée sur l’art – part et parle d’une matérialité sur laquelle il y a lieu de revenir pour mieux comprendre ce concept et les créations qu’il désigne.

Matérialité? Vaste mot. i) Parler de matérialité, c’est notamment parler de la matière, des matériaux, de ce qui est tangible et appréhendable par l’être humain. Inversement, c’est parler de l’humain et de son rapport aux objets, c’est-à-dire du point de vue et des discours qu’il porte sur tel ou tel matériau. ii) Parler de matérialité, c’est également parler de ce qui persiste dans le temps, des processus de conservation et de destruction. iii) Qui dit matérialité, dit aussi substance, medium, agency of things[5]. Ce qui est matériel matters[6]; la matière importe, fait réfléchir, perturbe. Elle est ce qui véhicule la pensée humaine, permet à l’homme de créer et génère en cela des relations sociales. iv) De plus, la matérialité est indissociable de son pendant immatériel – la pensée. En Occident, l’aspect matériel des choses a été traditionnellement opposé au monde immatériel de l’esprit. La matière a été dénigrée pour son impermanence et superficialité, le matériel pour son côté trivial et fonctionnaliste, alors que la vérité et l’éternel ont été placés dans la sphère transcendantale des idées[7]. En réaffirmant un art moins « idéalisé », moins culturel, et plus « brut », Jean Dubuffet semble jouer avec cet antagonisme. L’art brut – aussi bien théorie de l’art qu’objets matériels – nous invite ainsi à porter une nouvelle attention à l’idée de matérialité et à l’aspect physique des œuvres. D’ailleurs, Jean Dubuffet ne disait-il pas « l’art doit naître du matériau (…). L’homme doit parler mais l’outil aussi et le matériau aussi »[8].

En organisant ces journées d’étude, notre intention est de revenir sur la réalité concrète des productions d’art brut et d’exploiter les différentes facettes du concept de matérialité. Par ce retour aux œuvres, nous cherchons, enfin, à dégager de nouveaux axes de lecture, ou, en tous les cas, d’interroger nos propres grilles de lecture, nos conventions descriptives et nos outils d’analyse.

Nous suggérons plusieurs pistes de réflexion :

– la matérialité des œuvres relevant de l’art brut

En premier lieu, nous pensons aux matériaux employés par les artistes d’art brut. La matière sera ici considérée comme objet de connaissance, d’une connaissance que l’on pourra qualifier d’archéologique, en reprenant les mots de Michel Foucault. Qu’est-ce que leur origine, leur propriété, leur évolution, leur assemblage nous disent-ils de l’œuvre-même, du contexte de création et du processus créateur ? Comment les œuvres éclairent-elles en retour nos propres grilles d’analyse ?

– le « brut » de l’art brut aujourd’hui ?

L’art brut trouve sa cohésion dans le qualificatif fortement connoté matériellement de « brut ». Cette notion, associée dans les textes de Jean Dubuffet à celles de « sauvagerie »[9], « commun », « hors-norme » a contribué à regrouper un ensemble d’œuvres hétérogènes en un « pôle »[10] anti-culturel voguant à contre-courant[11]. Or, si le concept de « brut » s’est construit dans ses débuts essentiellement à travers un discours avant-gardiste, subversif[12] et primitiviste, trente ans après la mort du peintre de L’Hourloupe, les conditions de réception de son discours ont changé. Comment le « brut » de l’art brut se définit-il aujourd’hui? Le « culturel » par rapport auquel il se définissait dans la pensée de Dubuffet est-il toujours le même? Comment la matérialité des œuvres relevant de l’art brut dialogue-t-elle avec les œuvres appartenant à l’art contemporain?

Cette dernière interrogation ouvre sur la question des nouveaux médias. Alors que l’aspect manuel, voire artisanal, de la création était mis en avant par Jean Dubuffet, on peut se demander si la photographie (on pense notamment à l’œuvre d’Albert Moser), la vidéo, voire les actions éphémères ou immatérielles (performances, musique, …) ont leur place dans l’art brut.

– art brut et patrimoine

Qui dit matérialité, dit également conservation et exposition. D’une part, l’art brut n’existerait pas sans les collectes de Dubuffet[13]. Il est donc intéressant de revenir sur ses démarches. Sans elles, nous ne pourrions analyser aujourd’hui des matérialités artistiques singulières. D’autre part, le processus de préservation implique l’idée de reconnaissance et donc de diffusion. Dans les années 1970, Jean Dubuffet lègue sa collection au Château de Beaulieu à Lausanne. La Collection de l’Art Brut ouvre ses portes en 1976. Elle se veut alors un « anti-musée ». En quoi se définit cette anti-muséalité en terme muséographique? Quel impact l’exposition des œuvres a-t-elle eu sur leur matérialité (encadrement, dispositifs d’accroches,…)?

Actuellement, l’art brut est exposé dans bien d’autres musées – de manière temporaire (lors d’expositions itinérantes comme la présentation de l’œuvre de Martin Ramirez au Centro Reina Sofia de Madrid en 2010) ou permanente (ouverture du Lam à Lille en 2010, donation récente des dessins d’Henry Darger au Moma, par exemple). Quel impact le contexte muséal a-t-il sur la lecture de la matérialité des œuvres? Inversement, la matérialité de l’art brut impose-t-elle un cadre à la muséographie, à savoir force-t-elle les règles muséographiques à s’adapter?

Ces journées d’étude sont conçues comme un lieu d’échange disciplinaire et un espace de rencontre transatlantique. Nous invitons ainsi doctorants, post-doctorants, enseignant-chercheurs, conservateurs venant de tout horizon (histoire de l’art, muséologie, cultural studies, material culture studies, linguistique, philosophie, psychanalyse,…) à envoyer leur proposition. Celles-ci ne devront pas excéder une page. Elles devront présenter un argumentaire développé avec un intitulé, ainsi que les informations concernant son auteur (nom, statut, université, discipline, recherches en cours, publications).

Ces journées d’études se dérouleront du 11 au 12 juin 2014, à l’Université de Carleton, à Ottawa (Canada). Elles seront organisées en partenariat avec l’Université Paris Ouest Nanterre (Paris, France) et l’association de chercheurs du CrAB (Collectif de réflexion autour de l’Art Brut). Une publication fera suite à ces journées (Revue 20/21, Presses universitaires Paris Ouest Nanterre). Le français et l’anglais seront les langues officielles. Nous demanderons à chaque présentateur de rédiger un résumé écrit dans la seconde langue afin de faciliter la compréhension des auditeurs.

Les propositions sont à envoyer à l’adresse canadartbrut@gmail.com avant le 30 novembre 2013.

Vous pouvez également contacter les organisateurs Pauline Goutain (pauline.goutain@carleton.ca), Jill Carrick (jill.carrick@carleton.ca), Fabrice Flahutez (flahutez@gmail.com).

 

Art Brut and Materiality

             The French painter Jean Dubuffet (1901-1985) coined the term ‘art brut’ in 1945. In his attempt to define this kind of art, Dubuffet never specified clear stylistic features; rather he defined ‘art brut’ around notions such as ‘spontaneity’, ‘authenticity’ and ‘imagination’. Nonetheless, Dubuffet’s ideas are inseparable from the physical – the material- artworks that the artist collected from 1945 onward. His theorization of ‘art brut’ raises important questions about materiality.

            The distinctive features of the works Dubuffet gathered are a key focus of this symposium.  The artworks falling under the label ‘art brut’ are often made of poor quality materials, and show, in the words of Roger Cardinal, « the accidents of fingerprints, smudges and dirt ». Their material and visual aspects challenge traditional

canons of Western beauty. Unlike academic works’ allegedly smooth and immaculate surface, ‘art brut’ works of art bring the beholder ‘face to face with the raw processes of creation » (Cardinal) and invite the spectator to examine them texturally. Thus, the materiality of ‘art brut’ artworks seems to work in concert with the anti-cultural ideas of Jean Dubuffet. A focus on the medium can hence further our understanding of the relation between the theoretical side of ‘art brut’ and its concrete reality.

            This symposium seeks to reorient our understanding of ‘art brut’ by shifting scholarly focus to the concrete aspects of artworks and to different meanings of ‘materiality’. It aims to develop new lines of inquiry on ‘art brut’ and to question our discipline’s conventions. In foregrounding the concept of ‘materiality’, we will refer to the history of this concept, especially the philosophical opposition of matter/mind, as well as to recent theories that have emphasized the role of objects in the constitution of scientific knowledge, society and identity (Latour, Gell, Miller). The materiality of ‘art brut’ itself will be considered as a means of knowledge, and as a medium that may be unfolded according to different approaches. We suggest different paths of reflection.

The materiality of ‘art brut’:

– Materials’ origins and properties, how they have been joined together to form the support, and the way they have evolved over time. What do these materials teach us about the artwork itself, the context of its creation and the creative process? How does material question our methodological tools and our modes of analysis?

– New media and art brut: Can contemporary media such as photography, video, or immaterial and ephemeral performances be considered under the label ‘art brut’?

– The notion of ‘brut’ today

            The conditions of reception of Dubuffet’s discourse on ‘art brut’ have changed, and the art to which ‘art brut’ was opposed at first–what Dubuffet named ‘cultural arts’– is not the same. How may we define the ‘brut’ of ‘art brut’ today? How may we define it in relation to the notion of ‘culture’? What is the relationship between ‘art brut’ and ‘contemporary art’?

– ‘Art brut’, Museums and Preservation

            In 1971, Dubuffet bequeathed his collection to the town of Lausanne. At first, this institution claimed to be an ‘anti-museum’. What made and still makes the Collection of Art Brut a counter-example of classical museums?      

            Presently, ‘art brut’ works are not only exhibited in the place originally chosen by Jean Dubuffet. They are also displayed in museums of modern and contemporary art. How does this new context of exhibition change the way we perceive ‘art brut’ now? Does the material peculiarity of ‘art brut’ change the way museums display their artworks?

            These study days will be interdisciplinary and international. Researchers coming from different countries and different fields (Art history, literature, psychoanalysis, philosophy, cultural studies, material culture studies, film studies, etc.) are invited to send their paper proposals before November 30, 2013 to canadartbrut@gmail.com or to the organisers of the symposium pauline.goutain@carleton.ca, jill_carrick@carleton.ca and flahutez@gmail.com

            Proposals should be one page (single-spaced) and indicate the title of their presentation and the author’s information (name, university, position, discipline, current research, publications).

            These study days will take place from the 11th to the 12th of June 2014 at Carleton University (Ottawa, Ontario, Canada). They are organized in collaboration with Paris Ouest Nanterre University (Paris, France) and the CrAB research association (Collectif de réflexion autour de l’Art Brut). A publication (Revue 20/21, Presses universitaires Paris Ouest Nanterre) is planned for 2015. French and English languages will be the official languages of the symposium. We will ask every lecturer to write a summary of their presentation in their second language in order to improve the quality of the discussion. 


[1] Lettre de Jean Dubuffet à René Auberjonois, 28 août 1945, in Jean Dubuffet, Prospectus et tous écrits suivants, Paris, Gallimard, 1967, t.2, p.240.

[2] Jean Dubuffet, « Notice sur la Compagnie de l’art brut. Œuvres considérées », in J.D, Prospectus et tous écrits suivants, Paris, Gallimard, 1967, t.1, p. 489.

[3] Céline Delavaux, L’Art Brut, un fantasme de peintre. Jean Dubuffet et les enjeux d’un discours, Paris, Palette, 2010.

[4] Jean Dubuffet entreprend des prospections dès 1945 (en Suisse et dans le Sud de la France notamment) et crée une Compagnie en 1948 pour mener à bien ces recherches. Nombre de personnalités appartenant aussi bien au monde de l’art (André Breton, Charles Ratton), à l’anthropologie, qu’à la sphère psychiatrique (le Dr. Ladame, le Dr.Ferdière ou encore le Dr.Oury) se joignent à cette entreprise. L’ensemble des œuvres collectées par Jean Dubuffet est légué à la Ville de Lausanne dans les années 1970.

[5] Nous faisons référence ici aux travaux d’Alfred Gell et Bruno Latour, qui accordent une importance nouvelle à la matérialité des objets en tant que créatrice de relations sociales.

[6] Nous faisons ici référence à l’ouvrage de P.M Graves-Brown, Matter, Materiality and Modern Culture, (London and New York, Routledge, 2000).

[7] Concernant le concept de matérialité, nous renvoyons à l’ouvrage de Daniel Miller, Materiality (Durham and London, Duke University Press, 2005).

[8] Jean Dubuffet, « Notes pour les fins lettrés », printemps été 1945, in J.D, Prospectus, t.1, p.56.

[9] Jean Dubuffet, « Honneurs aux valeurs sauvages », 10 janvier 1951, conférence à la Faculté de Lettres de Lille.

[10] Jean Dubuffet, « L’Art Brut », août 1959, exposition à la Galerie des Mages, in J.D, Prospectus, t.1, p.515: « Il serait bon de regarder l’art brut plutôt comme un pôle, comme un vent qui souffle plus ou moins fort et qui n’est le plus souvent pas seul à souffler. C’est très difficile de marcher à contre-courant sans dévier parfois quelque peu. »

[11] Jean Dubuffet, « L’art brut préféré aux arts culturels », octobre 1949, exposition à la Galerie Drouin. Ce texte fait office de manifeste et contribue à faire du concept d' »art brut » un outil anti-culturel.

[12] Jean Dubuffet, « L’Art Brut », août 1959, exposition à la Galerie des Mages, in J.D, Prospectus, t.1, p.513: « Le parti de l’art brut c’est celui qui s’oppose à celui du savoir, de ce que l’Occident appelle (un peu bruyamment) sa ‘culture’. C’est le parti de la table rase. »

[13] Nous voulons préciser que Jean Dubuffet n’a pas l’exclusivité de ces découvertes. L’entreprise des collectes d’art brut est en effet collective. En outre, d’autres initiatives se font jour après guerre, notamment dans le monde anglo-saxon. On pense notamment à l’apparition des appellations outsider art et contemporary folk art dans les années 1970.

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