En 1815, année de la défaite de Waterloo pour Napoléon, disparaît le caricaturiste britannique qui a le plus satirisé cette figure politique. Avec Gillray, la caricature britannique était passée d’images satiriques dans la tradition du castigat ridendo mores — essentiellement sous l’influence de l’iconographie flamande, à laquelle Hogarth s’était attaché à donner une saveur plus anglaise — à une véritable esthétique du monstrueux dont la plasticité à la fois ingénieuse et infinie ne cesse de fasciner. Comprendre cette mutation nécessite de prendre en compte aussi bien l’histoire personnelle de l’artiste, qui perd la vue à partir de 1806 et sombre ensuite dans la folie, que les échanges culturels et les circulations artistiques dans l’Angleterre et l’Europe du début du XIXe siècle.
L’explosion, la scatologie, le corps malade, l’ingestion et la digestion sont les principaux topoï graphiques chez Gillray et donnent lieu à toutes sortes de métamorphoses fantasques. Si les caricatures de Gillray forment indubitablement une partie essentielle du patrimoine graphique et culturel de la Grande Bretagne des Lumières, elles n’en demeurent pas moins modernes et vivantes dans la manière de s’emparer de l’actualité et de railler l’illusion du pouvoir que certains croient détenir. Outre cette modernité, Gillray nous permet aussi d’avoir un aperçu historique sur l’art et les formes de la satire graphique, en Angleterre et en Europe.
A l’occasion du bicentenaire de la mort de Gillray, son œuvre fait cette année en Grande-Bretagne l’objet d’une exposition au Ashmolean Museum d’Oxford accompagnée d’un colloque « Gillray, a caricaturist without a conscience ? ». Plus que sur l’artiste seul et son œuvre, la journée d’étude Gillray after Gillray entend mettre l’accent sur ce que la postérité a retenu et fait de Gillray. Il s’agira d’envisager les résonances et influences de l’œuvre, ainsi que les marqueurs de la renommée durable de la figure de l’artiste dans une perspective diachronique et pluridisciplinaire. Comment réagit-on actuellement devant une oeuvre de Gillray, en particulier lorsque le public n’est plus familier de l’histoire politique britannique de la fin du XVIIIe ?
Gillray est un artiste qui a marqué son temps par un style hyperbolique, saturé et foisonnant de détails. La journée d’étude vise à interroger les notions de filiation esthétique et d’influence dans l’ensemble du champ culturel. S’il apparaît que certains caricaturistes britanniques se réclament clairement de cet héritage (Ralph Steadman, Gerald Scarfe, Ronald Searle, Martin Rowson, Steve Bell) pour mettre à mal le corps (du) politique, la question s’avère plus complexe pour d’autres formes de pratiques artistiques et de contenus culturels : tableaux, installations, vidéos, TV. Que doivent le comique atroce et l’humour morbide de certains des Young British Artists à Gillray ? Si c’est bien Goya que les frères Chapman « rectifient » en agrémentant les Capricios de petits monstres grimaçants, le titre de cette série (Like a Dog Returns to its Vomit twice) la rattache aux motifs d’ingestion et de régurgitation chers au caricaturiste de l’ère géorgienne. Mais au-delà des champs spécifiques du dessin de presse et de l’art contemporain, il serait bienvenu d’étendre la réflexion à l’héritage de Gillray dans l’ensemble de la production contemporaine issue des mass-media, comme par exemple l’émission satirique Spitting Image.
Nous invitons les participants à communiquer en particulier autour de troix axes :
- Spectacle et publicité du monstrueux
– Les travaux d’Habermas ont montré l’importance au XVIIIe siècle de l’espace public et de l’usage critique de la raison dans cet espace pour l’élaboration d’une démocratie délibérative. Avec l’exposition des caricatures dans les vitrines des magasins, un nouvel espace public se met place, ce dont rendent compte les nombreux exemples de Print Shop Windows. Mais cet espace de débat politique est aussi celui dans lequel se développe une appétence certaine pour le monstrueux avec des images relevant souvent plus du sommeil de la raison que de son usage critique. Gillray’s Insanity, la démence de Gillray, sa figure d’esprit torturé et malade, gagneraient sans doute à être pensés en rapport à leur caractère public, à leur spectacle en vitrine, à leur exhibition.
– Les travaux Jon Stobart (Spaces of Consumption, 2007) peuvent permettre d’affiner encore ces hypothèses : à la fin du XVIIIe siècle se met en place en Grande-Bretagne une société de consommation et de loisirs au sein de laquelle l’estampe est « a commodity », une marchandise, un bien de consommation. Celle-ci prend place dans un espace public qui est aussi celui de la « politeness », du decorum et de la tenue. Comment la violence et l’agressivité des œuvres de Gillray, leur caractère « rude », s’accommodent-elles de cette situation d’objet public et d’objet de consommation ?
– L’exhibition du sordide et du monstrueux à l’œuvre dans la presse à scandale britannique s’inscrit-t-elle dans un rapport de filiation avec Gillray ? Qui en est le plus proche, le tabloïd ou l’artiste contemporain adoptant son style sensationnaliste ?
- Rude Britannia ?
– On pourra interroger tout particulièrement le terme ‘rude’, spécificité britannique qui se donne outre-Manche comme allant de soi, entre grossièreté et dégoût. Ce terme ne se limite pourtant pas à l’obscénité, comme on a pu le constater lors de l’exposition Rude Britannia : British Comic Art (Tate Britain, 2010). Les motifs d’ingestions, de digestions, de régurgitations, de circulations des fluides corporels semblent compter parmi les éléments caractéristiques de cette esthétique difficilement traduisible, et la rapprochent de ce que Julia Kristeva a pu définir comme l’abjection. Pour autant, même s’il fraye avec l’horreur et l’abject, le « rude » ne saurait s’y réduire car il suppose une mise à distance, un recul critique, ironique ou humoristique.
– Peut-on distinguer l’humour et le goût pour ce qui est ‘rude’ ? Le premier a pu être l’alibi de l’autre, mais qu’en est-il de ces interactions dans les productions culturelles contemporaines ? Le « rude » est-il fondamentalement commercial ? Comment circonscrire la spécificité britannique du ‘rude’ ? Comment Gillray se rattache-t-il aux grandes figures de cette tradition du ‘rude’ ? Gillray en est-il un fondateur ? Un simple passeur ? On pourra interroger en détails cette zone de contact ancienne entre l’art et le divertissement populaire.
– On pourra également s’intéresser aux goûts du public non seulement pour le comique mordant et agressif, ce mélange étonnant et détonnant de « wit and vitriol » mais aussi la fascination pour l’horrible, le macabre, le sordide. Est-ce toujours l’humour qui rend ces images acceptables ? Sans la charge (politique ou autre) qu’elles comportent, pourraient-elles être reçues de la même façon ? Formulé autrement, que reste-il de la dimension corrosive des œuvres de Gillray chez ceux qui ont largement repris ses topoï visuels mais diffusent leurs œuvres dans un contexte très différent ?
- Le public, le marché, les collectionneurs :
– Quelles résonances contemporaines pour l’art comme spectacle – commercial ? – de lui-même ?
– Si les tabloïds se repaissent du sordide et du monstrueux, l’art contemporain semble plutôt s’en délecter en en faisant un spectacle à son goût. Peut-on distinguer ces « esthétiques du choc » ? Sur quels critères ? Dans les deux cas, peut-on aller jusqu’à parler de racolage ?
– Dans les Print Shop Windows, le public socialement très divers représenté devant les vitrines de magasins de caricatures à Londres ne recoupe pas celui des acquéreurs. Peut-on établir un parallèle avec la situation contemporaine des artistes travaillant dans la veine « rude » de Gillray ? Le succès des YBA (300 000 entrées pour l’exposition Sensation à la Royal Academy of Arts en 1997) peut-il être qualifié de populaire ?
– Peut-on établir un rapprochement entre le prix des estampes et celui des œuvres d’art contemporain ? L’un des reproches adressés aux YBA était leur trop grande proximité avec le marché (c’est la raison avancée pour l’annulation de l’exposition Sensation en Autriche). Cette proximité avec le marché est-elle un enjeu pour les caricaturistes ? Se font-ils parfois reprocher des caricatures « faciles » car trop vendables ?
– Les acquéreurs de Gillray sont-ils collectionneurs ? Y a-t-il un parallèle à établir entre ceux qui achètent les caricatures et les collectionneurs d’art contemporain de la même veine « rude ». S’exposent-on en tant que collectionneur en possédant des estampes de Gillray comme on s’expose lorsqu’on possède des YBA ? (on pourra s’interroger sur les figures de Charles Saatchi ou de François Pinault, ce dernier ayant fait d’œuvres des frères Chapman des pièces maîtresses de sa collection).
Les propositions de communications de 3000 signes maximum, suivies d’une courte notice biographique sont à envoyer avant le 1er septembre 2015 à Brigitte Friant-Kessler et Morgan Labar (b.friant@free.fr et morganlabar@gmail.com). La liste des propositions retenues sera communiquée fin septembre.
Brigitte FRIANT-KESSLER
Maître de conférences en langues et cultures anglophones
CALHISTE EA 4343
Université de Valenciennes
Brigitte.Friant-Kessler@univ-valenciennes.fr ou b.friant@free.fr
Morgan LABAR
Doctorant contractuel en Histoire de l’art (ED441)
HiCSA, Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne
morganlabar@gmail.com
Gillray after Gillray : résonances et influences du « rude » du XVIIIe siècle à nos jours
Journée d’étude – Paris, INHA, salle Vasari, 29 Janvier 2016.
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