Appel à communication : « Instrumentalisations de l’art » (Paris, 25 février 2017)

bernard-arnault-et-frank-gehry-devant-la-fondation-louis-vuittonL’instrumentalisation de l’art peut être revendiquée positivement par les artistes eux-mêmes lorsqu’ils entendent donner à leurs œuvres et à leurs activités des fins extérieures à la seule appréciation esthétique, qu’il s’agisse d’engagement politique ou d’une application pratique. Dans son sens négatif, l’instrumentalisation de l’art évoque la production contrainte, l’utilisation ou le détournement d’œuvres d’art au service d’intérêts hétéronomes : propagande politique, appropriation idéologique, profit économique, distinction sociale, etc.

Le couple problématique de l’instrumentalisation et de l’autonomie de l’art a été au cœur des enjeux de la modernité artistique, des controverses entre partisans romantiques de l’art pour l’art et promoteurs utilitaristes d’un art social au début du 19e siècle, jusqu’à l’opposition esthétique et politique des années 1930-1950 entre abstraction et réalisme socialiste. À cet égard, la période 1960-1980 représente un basculement. D’une part, dans le sillage du débat postmoderniste, nombre d’artistes et de théoriciens ont promu une conception de l’art comme activité nécessairement investie dans la réalité vécue, sociale, politique, de sorte que la défense d’une pure autonomie de l’art (telle que la concevait le formalisme le plus strict) semble aujourd’hui impossible. D’autre part, avec la fin de la guerre froide et la globalisation économique, les stratégies traditionnelles d’instrumentalisation politique de l’art (comme moyen direct de propagande ou objet de censure systématique) paraissent, à tort ou à raison, s’être largement raréfiées.

Sous bien des aspects, la question de l’instrumentalisation de l’art s’est déplacée au cours des dernières décennies du terrain politique au terrain économique. Non seulement l’art contemporain s’est trouvé de plus en plus impliqué, suite au développement du marché de l’art, dans des opérations financières de grande ampleur, de la part de particuliers, mais aussi d’entreprises, de fonds de placement, etc. Mais il fait aussi l’objet de nouvelles formes de sponsoring et de partenariats économiques privés qui visent à produire, outre la traditionnelle légitimation sociale apportée par le mécénat culturel, des bénéfices économiques directs ou indirects. L’intégration de l’art contemporain à des logiques de marketing prend des proportions inédites (comme dans le cas récent de la Fondation Louis Vuitton).

Pour autant, les pouvoirs publics sont loin d’avoir délaissé l’idée d’un usage politique de l’art, même s’il prend des formes en apparence plus neutres idéologiquement qu’auparavant. L’investissement dans l’art contemporain et ses institutions (musées, centres d’art, biennales, etc.) s’intègre à des stratégies globales pour améliorer l’aménagement, l’attractivité et la compétitivité économique d’un territoire. Ce peut être à l’échelle d’une ville – « l’effet Bilbao », dans les années 1990, en a été un exemple marquant – ou d’un pays entier, dans une logique de valorisation des creative industries – comme a pu l’illustrer la Cool Britannia des années Blair. L’art peut également être mobilisé par les pouvoirs publics comme vecteur de lien social, et les artistes encouragés à travailler dans les prisons, les hôpitaux, les écoles, les « quartiers sensibles », etc. Si ces initiatives peuvent répondre à un désir d’engagement des artistes, elles posent aussi la question de leur instrumentalisation par certains programmes culturels qui visent moins à résoudre sur le fond les tensions sociales qu’à s’en dédouaner à peu de frais.

Les artistes et les institutions artistiques contestent régulièrement ces formes d’instrumentalisation, mais ils peuvent aussi les accompagner voire les initier. L’intervention dans l’espace public ou la mise en œuvre d’activités aux retombées sociales ou économiques affichées est pour les musées et centres d’art un moyen de légitimer leur existence (et leurs budgets). À un autre niveau, théoriciens, curateurs et critiques d’art peuvent également être tentés d’orienter leurs discours sur l’art à des fins promotionnelles ou idéologiques, avec ou sans l’accord de l’artiste. Le statut des professionnels et des institutions du monde de l’art est fondamentalement ambivalent, à la fois garanties structurelles de l’autonomie de l’art et possibles instruments (ou paravents) d’intérêts extra-artistiques.

La notion d’instrumentalisation ne doit pas cependant être envisagée seulement sous l’angle de la manipulation et opposée naïvement à la liberté créatrice de l’artiste. Dans la mesure où même des œuvres en apparence dépourvues de tout contenu explicite peuvent dissimuler des opérations idéologiques – comme ce fut le cas de l’expressionnisme abstrait américain pendant la guerre froide –, de nombreux artistes ont défendu l’engagement politique comme seule issue possible, et substitué à l’idéal d’un art « pur » le principe d’une instrumentalisation critique de l’art. Au-delà de la formule traditionnelle d’« art engagé », des propositions théoriques plus ou moins novatrices en faveur d’un investissement social ou politique de l’artiste ont connu un certain succès au cours des dernières années (esthétique relationnelle, critique institutionnelle, art comme service, etc.) – au point d’ailleurs que, par un nouveau renversement, le qualificatif d’artiste critique ou politique a pu devenir un moyen de valoriser cotes et carrières.

Au-delà du seul cas de l’art politique, les aspirations à une utilité de l’art sont constitutives de l’histoire de l’art moderne et ont mené certaines avant-gardes jusqu’au projet d’une dissolution des arts plastiques dans les arts appliqués ou la production industrielle. Bien qu’elle continue d’orienter les représentations collectives et les structures institutionnelles des mondes de l’art, la distinction fondamentale pour l’esthétique entre œuvre d’art et objet ou action à visée pratique ne semble plus prohibitive : encouragés par l’impératif d’interdisciplinarité, artistes et professionnels de l’art nouent des collaborations avec d’autres champs d’activité (recherche scientifique ou nouvelles technologies par exemple) tandis que des productions traditionnellement exclues par ce grand partage (mode, graphisme, design industriel, artisanat, etc.) font des incursions toujours plus poussées dans le champ de l’art contemporain. Toutes ces pratiques invitent repenser la question des fonctions sociales de l’art, et à complexifier l’opposition entre autonomie et instrumentalité si l’on veut conserver sa valeur heuristique pour l’art contemporain.

Les propositions peuvent s’inscrire, sans exclusive, dans l’un des axes suivants :

  • L’art comme objet de propagande, de communication, de commande, de censure, de débat public ;
  • Art contemporain et politiques culturelles, sociales, économiques, urbaines, éducatives, etc. ;
  • Marché de l’art et opérations financières/fiscales ;
  • Art contemporain, marketing et nouvelles logiques du mécénat d’entreprise ;
  • Art contemporain et distinction sociale ;
  • Les institutions artistiques, entre principe de désintéressement et utilité sociale ;
  • Curateurs, critiques d’art, théoriciens et historiens de l’art : usages des discours sur l’art ;
  • Nouvelles formes d’engagement social/politique de l’artiste ;
  • Art contemporain, arts appliqués et collaborations interdisciplinaires ;
  • Réception et effets de l’art instrumentalisé ;
  • Penser les fonctions sociales de l’art contemporain.

 

Les propositions devront nous parvenir avant le 15 novembre 2016, sous la forme d’une problématique résumée (5000 signes maximum, espaces compris), adressée par courriel à :

Gwenn Riou (riou.gwenn@gmail.com) et Nicolas Heimendinger (nicolas.heimendinger@yahoo.fr).

Les textes sélectionnés (en double aveugle) feront l’objet d’une journée d’études à Paris, à l’INHA, le 25 février 2017.
Le texte des propositions retenues devra nous parvenir le 17 février 2017 (30.000 à 40.000 signes, espaces et notes compris).
Certaines de ces contributions seront retenues pour la publication du numéro 26 de Marges (avril 2018).
La revue Marges (Presses Universitaires de Vincennes) fait prioritairement appel aux jeunes chercheurs des disciplines susceptibles d’être concernées – histoire de l’art, esthétique, arts plastiques, philosophie, sociologie, géographie, architecture, sciences de la communication…

 

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