Revue Histoire de l’art, n° 83. Perrine Val : « De la Biennale de Venise au festival de Cannes »

Perrine Val

De la Biennale de Venise au festival de Cannes :

tentatives de rapprochement artistique entre l’Est et l’Ouest en 1956

À propos de larticle de Marylène Malbert, « Le retour de l’URSS à la Biennale de Venise en 1956 » (Histoire de l’art, no 55, 2004)

Histoire de l’art, numéro 83 (2018/2)

LECTURE

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Dans le contexte de la guerre froide, l’année 1956 renvoie habituellement aux émeutes de Poznan et à l’insurrection de Budapest. Si les peuples polonais et hongrois osent se rebeller, c’est parce que le XXe Congrès du Parti communiste de l’URSS qui s’est tenu en février 1956 entraîne une phase de déstalinisation. Cette annonce d’un relatif « dégel » à l’Est apparaît comme une ouverture possible, après la rigueur des premières années de la guerre froide. La répression des révoltes populaires s’avère néanmoins rapide et violente. Pourtant, la brèche ouverte par la déstalinisation permet l’aboutissement de certaines tentatives de rapprochement sur le plan artistique entre l’Est et l’Ouest. L’article de Marylène Malbert s’intéresse ainsi aux conditions dans lesquelles s’effectue le retour de l’URSS à la Biennale de Venise après plus de vingt ans d’absence.

Parmi les éléments qu’elle analyse, Malbert en pointe deux en particulier qui retiennent notre attention. En revenant dans un premier temps sur les différentes tractations menées par les organisateurs vénitiens auprès des autorités soviétiques pour convaincre l’URSS de participer à la Biennale, son article rappelle d’emblée que ce rapprochement artistique est ardemment souhaité par les Italiens, tandis que les Soviétiques font preuve de méfiance et de réticence. « La volonté flagrante de se perdre en formalités administratives et de tarder à trancher la question des travaux nécessaires pour remettre en état le pavillon soviétique trahissent un désengagement interne évident[1] » note ainsi Malbert. Les organisateurs italiens n’hésitent pas à proposer leur soutien matériel pour la réfection du pavillon soviétique, quand Moscou multiplie les obstacles bureaucratiques. Lorsque les efforts menés par les Italiens portent finalement leurs fruits en 1956, la participation soviétique n’est pas désintéressée : « ce n’est certes pas pour y faire de la simple figuration : [l’URSS] a des choses à prouver, elle a des informations à communiquer[2] ».

Un second élément d’importance souligné par Marylène Malbert concerne pourtant la déception partagée par les visiteurs et les critiques d’art occidentaux lorsqu’ils découvrent l’exposition soviétique tant attendue. Tous se déclarent profondément déçus par l’académisme du réalisme socialiste qui caractérise alors la production artistique soviétique. Malbert cite par exemple la revue Arts : « La plupart des tableaux exposés, d’une facture de bon élève d’académie, sont totalement dépourvus d’originalité. […] On imagine difficilement que ces œuvres reflètent l’ensemble des ‘recherches’ accomplies par les peintres russes depuis vingt ans[3] ». Le retour de l’URSS à la Biennale de Venise suscite donc autant d’attentes et de curiosité qu’il ne provoque la déception des Occidentaux. Mais au-delà de cette déception teintée d’un peu d’amertume, ce que l’on pourrait qualifier de « micro-événement » à l’échelle des relations tendues entre l’Est et l’Ouest fait néanmoins écho à d’autres initiatives artistiques menées au même moment de part et d’autre du Rideau de fer. Replacer l’objet d’étude choisi par Marylène Malbert dans un contexte élargi permet en effet de le faire entrer en résonnance avec d’autres tentatives de rapprochement entreprises en 1956.

Le développement des relations cinématographiques entre l’Est et l’Ouest dans la seconde moitié des années 1950 en fournit un exemple signifiant. Les constats présentés par Marylène Malbert font directement écho à la situation du festival international du film de Cannes la même année. Plusieurs désaccords y surgissent en 1956 entre l’URSS, la Finlande et la RFA lorsque ces deux pays participent à la compétition avec des films ayant la Seconde Guerre mondiale pour cadre et présentant, du point de vue soviétique, une image défavorable de l’Armée rouge[4]. L’URSS demande le retrait de ces films et obtient gain de cause. Cette main tendue à Moscou par la Biennale de Venise et le festival de Cannes témoigne d’une volonté d’ouverture vers l’Est qui ne se limite pas à ces seuls lieux de rencontre, mais imprègne véritablement les milieux artistiques et cinématographiques.

La proximité de nombreux artistes et professionnels du cinéma ouest-européens avec les partis communistes italien (PCI) et français (PCF) explique en partie ce fort intérêt pour les productions de l’Est. Les années 1950 voient notamment la multiplication des coproductions intra-européennes. À l’origine de cette tendance, les producteurs italiens et français s’empressent de mettre en place des collaborations avec leurs homologues étrangers – d’Europe de l’Ouest dans un premier temps[5] – pour conjuguer de plus grands moyens techniques et artistiques. Ils se tournent rapidement vers l’Europe centrale et orientale et des coproductions italo-soviétiques, franco-tchécoslovaques ou franco-est-allemandes sortent sur les écrans, en dépit des tensions de la guerre froide[6]. Le cinéma constitue alors un espace de rencontre de part et d’autre du Rideau de fer. La France réalise par exemple quatre coproductions avec la RDA, alors que les deux pays n’entretiennent aucune relation diplomatique officielle. L’engagement dans ces projets de personnalités proches du PCF, telles que Simone Signoret ou Gérard Philipe, permet néanmoins de surmonter tous les obstacles liés au contexte géopolitique. Pour les producteurs français, la coproduction avec un homologue étranger apparaît surtout comme un moyen de bénéficier de moyens économiques plus importants et de lutter contre le sentiment d’invasion des films américains sur les écrans français suite aux accords Blum-Byrnes[7]. En RDA, la société étatisée de production et de diffusion du cinéma (la DEFA, Deutsche Filmaktiengesellschaft) a hérité des prestigieux studios de Babelsberg, les plus grands studios de cinéma en Europe qui concurrencèrent Hollywood avant leur mise sous tutelle par le régime nazi[8], et les producteurs français voient en elle un partenaire financier et technique attractif. La RDA ne jouit alors d’aucune reconnaissance officielle dans le monde occidental et considère quant à elle les projets de coproductions avec la France comme une manière d’accroître sa visibilité de l’autre côté du Rideau de fer.

La première coproduction franco-est-allemande est cependant accueillie par une déception encore plus marquée que celle des critiques qui découvrent l’exposition soviétique à la Biennale de Venise. Les Aventures de Till l’Espiègle (Gérard Philipe, Joris Ivens) sort en France en novembre 1956 et se définit par un classicisme formel qui provoque la réserve voire la désapprobation des critiques français. À cet égard, François Truffaut se distingue par la virulence de ses propos. Il intitule son article « Ennuyeux, bête et roué » et décrit le film comme « le plus mauvais film de l’année »[9]. Du côté est-allemand, si les critiques ne peuvent s’autoriser des commentaires aussi vifs à l’encontre de la production cinématographique nationale, elles se distinguent par leur ton pour le moins laconique. Autant les préparatifs du film font l’objet de multiples articles, autant sa sortie ne rencontre que peu d’échos dans les revues cinématographiques est-allemandes, une discrétion qui semble bien confirmer que les critiques est-allemands partagent l’avis de leurs homologues français.

Le festival de Cannes se tient au printemps 1956, soit au cœur de la phase de déstalinisation et au lendemain de la dissolution du Kominform, le bureau de liaison entre les partis communistes d’Europe centrale et orientale, à un moment où tous les espoirs d’ouverture sont donc permis. Les préparatifs de la Biennale de Venise se déroulent au même moment, mais la manifestation s’ouvre à l’été, cette fois peu après les émeutes de Poznan. La sortie en France de la première coproduction franco-est-allemande est quant à elle simultanée à l’invasion de Budapest par les chars soviétiques. Les critiques et les spectateurs occidentaux ont nécessairement en tête les images de ces révoltes et de ces répressions lorsqu’ils assistent à la Biennale puis découvrent le film de Gérard Philipe. Certes causée par la qualité jugée médiocre des œuvres présentées, la déception générale affichée par les critiques d’art et de cinéma ne peut qu’être renforcée par l’actualité des pays communistes est-européens. Autant la croyance en un rapprochement à venir entre l’Ouest et l’Est était forte jusqu’à la fin du printemps 1956, autant le sentiment d’un repli se généralise à partir de l’été. L’engagement des organisateurs de la Biennale de Venise puis la déception des critiques occidentaux décrits par Marylène Malbert témoignent donc pleinement de ce revirement soudain. Les lieux de rencontres artistiques, qu’ils soient physiques (la Biennale ou le festival de Cannes) ou non (les films coproduits), peuvent certes être considérés comme des « prisme[s] artistique[s] pour la situation politique internationale[10] », mais ils permettent aussi parfois de dépasser les frontières géopolitiques en constituant des espaces d’échange et de confrontation des points de vue.

Docteur en histoire de l’art, Perrine Val est l’auteur d’une thèse intitulée Les relations cinématographiques entre la France et la RDA : entre camaraderie et exotisme (1946-1992), préparée à l’université Paris 1 Panthéon Sorbonne sous la direction de Sylvie Lindeperg et de Matthias Steinle et soutenue à l’INHA en mai 2018. En parallèle de ses recherches, elle travaille à des projets culturels entre la France et l’Allemagne.

[1] M. Malbert, « Le retour de l’URSS à la Biennale de Venise en 1956 », dans Art, pouvoir et politique, Histoire de l’art, 2004, 55, p. 119-129, p. 123.

[2] Ibid., p. 126.

[3] A. Jouffroy, « La XXVIIIe Biennale de Venise », Arts, 20 juin 1956. Cité par Malbert, op. cit., p. 127.

[4] P. Gallinari, « L’URSS au festival de Cannes 1946-1958 : un enjeu des relations franco-soviétiques à l’heure de la ‘guerre froide’ », 1895. Mille huit cent quatre-vingt-quinze, 2007, 51, p. 22-43.

[5] A. Jäckel, « The Inter/Nationalism of French Film Policy », Modern & Contemporary France, 2007, 15, p. 21-36. La coopération franco-italienne en matière de cinéma est qualifiée de « réussite parfaite » par Paul Léglise dans Histoire de la politique du cinéma français. Tome II, le cinéma entre deux Républiques (1940-1946), Brive, Filméditions Pierre Lherminier éditeur, 1977, p. 173.

[6] Voir les interventions de Stefano Pisu « Les coproductions italo-soviétiques au prisme de l’histoire : enjeux culturels, politiques et industriels d’une recherche en cours » et de David Čenek, « Les coproductions cinématographiques franco-tchécoslovaques entre 1958 et 1970 comme moyen de relance des relations bilatérales » lors du colloque « Les coproductions cinématographiques intra-européennes depuis 1945 » organisé par Paola Palma et Valérie Pozner, INHA, Paris, 7-8 avril 2016.

[7] Signés en 1946, ces accords franco-américains visaient à œuvrer à la reconstruction du cinéma français après la Seconde Guerre mondiale et permirent l’importation massive de productions hollywoodiennes en France.

[8] M. Wedel, C. Wahl, R. Schenk (éd.), 100 years studio Babelsberg. The art of filmmaking, New-York, Kempen, 2012.

[9] F. Truffaut, « Ennuyeux, bête et roué », Arts, 4 novembre 1956.

[10] Malbert, op. cit., p. 119.

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