Revue Histoire de l’art, n° 83. Sara Vitacca : « L’histoire de l’art face à la réception »

Sara Vitacca

L’histoire de l’art face à la réception

À propos des articles de Pierre Vaisse, « Du rôle de la réception dans l’histoire de l’art »,
et de Dario Gamboni, « Histoire de l’art et
réception : remarques sur l’état d’une problématique » (Histoire de l’art, no 35-36, 1996) 

Histoire de l’art, numéro 83 (2018/2)

LECTURE

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En 1996, Pierre Vaisse publiait dans la revue Histoire de l’art la contribution intitulée « Du rôle de la réception dans l’histoire de l’art[1] » ; dans le même numéro, Dario Gamboni proposait son point de vue sur la question dans l’article « Histoire de l’art et ‘réception’ : remarques sur l’état d’une problématique[2] ». Aujourd’hui, les recherches sur la réception d’œuvres, d’artistes et de mouvements font l’objet d’un intérêt marqué de la part des historiens de l’art. Néanmoins, les questions soulevées par Pierre Vaisse et par Dario Gamboni demeurent profondément actuelles. Ces contributions, entièrement complémentaires, ont notamment fourni un point de départ utile à tout chercheur confronté aux problèmes redoutables posés par les études sur la réception en histoire de l’art[3].

Pierre Vaisse, dans son article, saisit tout d’abord l’occasion pour clarifier les enjeux de langage que pose le sujet. Dès qu’elle touche à la façon dont les œuvres sont reçues par le public, par la critique et par les historiens de l’art, la réception intègre les disciplines historiques. Il faut donc parler d’une histoire de la réception, qui se distingue de l’esthétique de la réception théorisée par Hans Robert Jauss et par Wolfgang Kemp[4]. Pierre Vaisse remarque ensuite que l’histoire de la réception a été longtemps considérée par les historiens de l’art comme un aspect marginal dans l’étude des œuvres. Un aspect instructif, certes, mais dont la fonction principale était de satisfaire une curiosité plutôt que de contribuer à une meilleure compréhension de l’histoire de l’art, des artistes et des œuvres. Qui plus est, les travaux sur la réception en art ont longtemps été cantonnés aux seuls témoignages critiques et littéraires, qui permettent sans doute de réunir les jugements et de raconter les transformations du goût, mais qui ne peuvent rendre compte de la complexité des réponses engagées par la réception. Celle-ci doit être abordée à travers une vision plus ample et décloisonnée, car elle touche aussi bien à l’histoire des collections, des musées, du goût, de la critique, de l’histoire de l’art qu’aux questions de conservation, de restauration, d’inspiration, ou d’influence, pour utiliser un terme honni par un bon nombre d’historiens de l’art « en raison de son origine astrologique[5] ». La réception d’une œuvre se constitue, selon Pierre Vaisse, par « l’ensemble des discours qui s’y rapportent et des comportements qu’elle suscite[6] », et elle se situe pour autant au cœur même de la discipline, car « quiconque aborde une question d’histoire de l’art, quelle qu’elle soit, se situe nécessairement, qu’il en ait conscience ou non, au terme d’une longue réception[7] ».

Dario Gamboni, dans son article, insiste également sur les enjeux d’une terminologie ambiguë – la notion de réception recouvrant « des objets, des questions, des approches et conceptions très variées[8] » – et sur la distinction qui existe entre l’esthétique de la réception, théorisée par Kemp, centrée sur l’œuvre et le spectateur virtuel, et l’histoire de la réception, davantage liée à l’histoire du goût, à la transmission et à la réinterprétation des modèles. L’histoire de l’art bénéficierait, selon l’auteur, d’un meilleur équilibre entre l’approche interne proposée par l’esthétique de la réception, et l’approche externe fournie par l’histoire de la réception, car l’opposition de ces deux conceptions « demeure le principal obstacle au progrès des études de la réception[9] ». Il faudrait pouvoir s’intéresser à l’objet et à ses spécificités, tout en reconstruisant sa généalogie et sa fabrication sociale, en s’appuyant, par exemple, sur les apports proposés par Michael Baxandall, Carlo Ginzburg, Francis Haskell ou Svetlana Alpers.

Les questions de méthode soulevées par ces deux contributions séminales, sont, au fond, celles que se pose tout chercheur confronté à un travail d’histoire de la réception. Les deux articles constituent donc une référence fondamentale pour tous ceux qui s’aventurent dans ce champ de recherche, et ont joué un rôle majeur au début de nos propres recherches de thèse, portant sur la réception de Michel-Ange à la fin xixe siècle. En effet, pour comprendre les résurgences de l’artiste à cette époque, il a fallu toucher à une pluralité de discours et de réponses qui ne pouvaient se résumer uniquement à l’étude de sa fortune critique ou littéraire. L’histoire de la réception de Michel-Ange, et le michelangelisme qui en découle, investissent la société et les pratiques culturelles dans leur ensemble, au croisement d’une histoire du goût, de la mode, de l’admiration et de l’appropriation artistique. Cette histoire brouille ainsi toute distinction arbitraire entre les registres et les champs artistiques, toute séparation entre le grand public, les spécialistes et les critiques, car en réalité, comme le rappelle Pierre Vaisse, « aucune frontière n’existe entre eux[10] », dans une histoire de la réception.

Il a fallu croiser, comme l’envisageait Dario Gamboni dans son article, approche interne et approche externe, afin de prendre en compte la dimension culturelle, historique et sociale élargie d’un phénomène qui devient un élément central du débat, de la pratique, de l’imaginaire artistique, à l’échelle transnationale.

Nous avons surtout voulu mettre en valeur la dimension active, productive, d’une admiration artistique capable d’engager directement la création, car nous avons pu constater, comme le remarque Dario Gamboni, que « tout témoignage de réception est lui aussi ‘une production’, engagée dans un processus de communication dont l’interprète doit tenir compte[11] ». Le champ ouvert par une telle approche de la réception demeurait néanmoins trop vaste pour pouvoir être sondé dans sa totalité. Nous avons donc essayé de repérer les grands axes et les questions matricielles permettant de dégager des pistes cohérentes, inscrites dans le domaine plus vaste de la réception. La question de la mythologie d’artiste, et de l’imaginaire légendaire construit autour de Michel-Ange, ont ainsi fourni un angle efficace. Ce point de vue a notamment permis une compréhension plus approfondie de l’histoire de l’art et des artistes de cette époque, dégageant une dense série de notions aussi incontournables qu’ambiguës liées à la réception, de l’imitation à l’émulation, de la citation à l’appropriation, jusqu’à la notion mal aimée d’influence, qu’il est possible peut-être de réhabiliter, pourvu de tenir compte de sa nature problématique.

Nous avons fait le choix, dans nos recherches, d’aborder ces questions de manière empirique, en nous situant toujours du point de vue des œuvres citées et des cas spécifiques dont il était question. Le but n’était pas tant celui d’aboutir à des définitions universellement valables, mais de dégager, à partir d’études de cas et de confrontations concrètes, des pistes pouvant contribuer à une meilleure compréhension du rôle joué par la réception de Michel-Ange au sein d’un contexte artistique et historique particulièrement complexe. Outre nous renseigner sur la postérité heureuse de l’artiste de la Renaissance, cette histoire a donc dévoilé des enjeux pratiques, théoriques et esthétiques entièrement inscrits dans le panorama culturel du tournant du XIXe siècle, et nous a plongé au cœur des débats de l’époque.

Ces recherches sur la mythologie michelangelesque nous ont donc permis de tester la justesse des considérations avancées par Pierre Vaisse et par Dario Gamboni dans leurs articles fondateurs. Si pour Dario Gamboni, un travail sur la réception vient moins constituer une méthode que poser une problématique, dans le sens d’un « ensemble de problèmes dont les éléments sont liés[12] », dès les premières étapes de notre recherche il nous a paru évident, comme l’affirme Pierre Vaisse, qu’« il n’existe pas de méthode toute faite[13] » pour répondre à ces problèmes et pour saisir l’histoire d’une réception dans toutes ses nuances. Nous avons pu en faire le constat, c’est uniquement par le choix d’une approche malléable, sur mesure, capable de rendre compte au mieux des sources et des témoignages sur la réception de Michel-Ange, que nous avons pu démontrer le caractère productif d’un phénomène qui transforme en profondeur les artistes, les œuvres et les contextes qu’il investit, et dont la compréhension contribue amplement à éclairer l’histoire des arts cette époque.

Sara Vitacca est docteur en histoire de l’art et auteur d’une thèse intitulée Un mythe à l’œuvre : la réception de Michel-Ange entre 1875 et 1914, menée sous la direction de Pierre Wat à l’Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne. Elle a été doctorante contractuelle et chargée de cours à Paris 1, A.T.E.R. à l’ENS de Lyon et enseigne actuellement l’art contemporain à l’Université Catholique de l’Ouest-Angers. Elle a été commissaire de l’exposition Bacchanales Modernes ! Le Nu, l’ivresse et la danse dans l’art français du XIXe siècle et a édité les actes du colloque accompagnant l’exposition. Ses recherches portent sur l’art et l’historiographie de la seconde moitié du XIXe siècle, ainsi que sur la réception de la Renaissance et des modèles anciens à l’époque contemporaine.

[1] P. Vaisse, « Du rôle de la réception dans l’histoire de l’art », Histoire de l’art, no 35-36, octobre 1996, p. 3-8.

[2] D. Gamboni, « Histoire de l’art et ‘réception’ : remarques sur l’état d’une problématique », Histoire de l’art, no 35-36, octobre 1996, p. 9-14.

[3] Parmi les contributions ayant enrichi les réflexions sur la réception en histoire de l’art nous signalons également celle de Vicenço Furiò, Arte y reputation. Estudios sobre el reconocimiento artìstico (Barcelone, Memoria Artium, 2012). Des éclairages importants sur les enjeux théoriques liés à la réception se trouvent aussi dans A. Carrington Shelton, Ingres and his Critics, Cambridge, Cambridge University Press, 2005, et dans É. de Chassey, La Violence décorative. Matisse dans l’art américain, Paris, Jacqueline Chambon, 1998.

[4] Voir H. R. Jauss, Pour une esthétique de la réception, Paris, Gallimard, 1990 et W. Kemp, Der Betrachter ist im Bild. Kunstwissenschaft und Rezeptionsästhetik, Berlin, D. Reimer, 1992.

[5] P. Vaisse, op. cit., p. 5.

[6] Idem.

[7] P. Vaisse, op. cit., p. 7.

[8] D. Gamboni, op. cit., p. 9.

[9]. P. Vaisse, op. cit., p. 5.

[10] P. Vaisse, op. cit. p. 5.

[11] D. Gamboni, op. cit., p. 10.

[12] D. Gamboni, op. cit., p. 12.

[13] P. Vaisse, op. cit., p. 7.

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