Appel à communication : « De la complexité. L’oeuvre d’art comme énigme » (Rennes, décembre 2016)

Giorgio de Chirico, L'Enigme d'un jour, 1914, MOMALa conception du sens de l’œuvre d’art la plus répandue veut que l’esprit de l’œuvre s’incarne dans sa « lettre » et indique ainsi à son interprète le chemin qu’il doit suivre pour atteindre ce sens-esprit. Pour l’herméneutique des œuvres d’art, chaque œuvre a autant de sens que d’interprètes. Dans Théorie esthétique, Adorno, qui n’adhère pas à cette vision des choses, écrit que, pour l’herméneutique des œuvres d’art, on peut alors «satisfaire [à une quantité infinie d’interprétations] sans que la satisfaction de l’une porte préjudice à l’autre ». Cette infinité fonde ce qu’il appelle, non sans ironie, une « polysémie objective » des œuvres. Cette position correspond à ce qu’Odo Marquard appelle l’« herméneutique pluralisante ». Le sens de l’œuvre d’art est la raison de la série des sens produits par chacun de ses interprètes. L’esthétique de la réception d’un Hans Robert Jauss (qui se réclame de l’herméneutique de Gadamer et prend position par rapport à Adorno depuis ce point de vue) incarne parfaitement cette position.

Dans Théorie esthétique, sur une vingtaine de pages, Adorno développe une autre conception du sens-esprit de l’œuvre d’art qui va à l’encontre de cette herméneutique des œuvres d’art. Il ne croit pas en l’expérience que propose l’herméneutique de l’œuvre d’art, cette remontée de la « lettre » vers le sens-esprit. Il ne conçoit plus l’œuvre comme un symbole, « concept assez suspect », dit-il, parce qu’il synthétise le sens-esprit et la « lettre » : « Chaque phrase est littérale et chacune signifie. Ces deux choses ne se confondent pas comme l’exigerait le symbole, mais elles sont séparées par un abime d’où jaillit, aveuglante, la lumière crue de la fascination ». « L’esprit des œuvres s’illumine dans ce qui lui est opposé, dans la matérialité ». L’esthétique adornienne de la négativité joue la « lettre » contre le sens-esprit et transforme l’œuvre en « énigme », en « point d’interrogation ».

Tout ce qui se donne pour de l’art ne supporte pas d’être réduit à cette littéralité énigmatique. Il y a des œuvres « niaises » (pas de sens), des œuvres« rationnelles » (trop de sens) et ces œuvres qui « parlent à la façon des fées dans les contes : “Tu veux l’Absolu ? Tu l’auras, mais il te restera inconnaissable” ». La tentation du passage à la limite existe chez Adorno qui laisse entendre parfois que cette situation n’est pas exceptionnelle mais que toute œuvre est énigmatique. Ce sont ces œuvres à propos desquelles on a recours au « terme si populaire de “complexité” [qui] est le nom faussement positif qui désigne [leur] caractère énigmatique ». Elles limitent d’entrée de jeu les prétentions de l’herméneutique à délivrer le sens des œuvres. « Herméneute passe ton chemin ! » semblent-elles dire.

De ces œuvres, il ne s’agit pas de résoudre l’énigme mais seulement de déchiffrer la structure. « Comme dans les énigmes, la réponse est passée sous silence tout en étant amenée de force par la structure ». Adorno rejoint et prolonge la question du « contenu de vérité » [Wahreitsgehalt] formulée par Benjamin dans sa thèse sur Le Concept de critique esthétique dans le romantisme allemand.

Loin de considérer que de telles œuvres sont des œuvres élitistes, voire réservées à un public snob et complaisant, Adorno leur accorde un potentiel critique. « Les œuvres hermétiques exercent beaucoup plus la critique du statu quo que celles qui, au nom d’une critique sociale intelligible, s’appliquent à être conciliantes du point de vue formel et reconnaissent à tous vents le florissant trafic de la communication ». Ou ailleurs : « Aujourd’hui, l’engagement et l’hermétisme se rejoignent dans le refus du statu quo. L’intervention pratique est prohibée par la conscience réifiée car elle réifie une seconde fois l’œuvre d’art déjà réifiée ».
Dans ces quelques pages, Adorno évoque le refus opposé par Goethe et Beckett à l’interprétation de leur œuvre, les « gribouillages » de Klee, etc. Les œuvres énigmatiques ne condamnent pas l’interprète au silence mais à la philosophie. Elles l’obligent à quitter le terrain de l’herméneutique du sens des œuvres et à se lancer dans l’interprétation de leur « contenu de vérité ».  « La véritable expérience esthétique doit devenir philosophie, ou bien elle n’existe pas »et, à la philosophie, revient alors la tâche de prendre en charge l’ambiguïté du déterminé et de l’indéterminé [die Zwieschlächtigkeit des Bestimmten une Unbestimmten] qui caractérise les œuvres d’art aussi bien que les énigmes.

Cette journée d’étude aura lieu à l’Université Rennes 2 au mois de décembre 2016. Elle est organisée par Christophe David (Histoire et Critique des Arts, EA 1279, Université de Rennes 2) et Frédéric Monvoisin (Institut de Recherche sur le Cinéma et l’Audio-Visuel, EA 185, Université de Paris 3). Elle s’inscrit dans le cadre du programme « L’Ambiguïté des images » initié par Bruno Boerner (Université Rennes 2) et Christophe David.

 

Modalités de soumission :

L’appel s’adresse à des chercheuses et chercheurs travaillant en esthétique, en philosophie de l’art, sociologie de l’art, histoire de l’art, musicologie, histoire littéraire, théorie littéraire, études cinématographiques, etc.

Les questions théoriques que l’on aimerait approfondir au cours de cette journée sont les suivantes :

– la possibilité de la complexité, de l’obscurité, voire de l’inintelligibilité de certaines œuvres ;
– l’importance (voir l’hypothèque) du paradigme linguistique (esprit/ lettre) dans la reconnaissance de cette possibilité (« SprachesindKunstwerkenuralsSchrift » [Les œuvres d’art ne sont langage qu’en tant qu’écriture], écrit Adorno) ;
– la nécessité de penser un autre rapport à l’œuvre que celui de l’herméneutique pour laquelle l’œuvre a toujours, par principe, un sens (de préférence univoque) à délivrer, etc.

Mais ce qu’on espère surtout, c’est pouvoir travailler à partir d’analyses d’œuvres littéraires, musicales, picturales, cinématographiques, etc. afin de mettre, collectivement, l’image de l’œuvre esquissée par Adorno à l’épreuve.

Les propositions de communication en français, allemand, anglais ou espagnol (titre de la contribution et résumé de 15 à 20 lignes) devront être envoyées au plus tard le 1er octobre 2016 à Christophe David (christophe.t.david@wanadoo.fr) et Frédéric Monvoisin (frederic.monvoisin@gmail.com). Elles seront accompagnées d’une notice de 5 à 6 lignes (nom prénom, rattachement universitaire s’il y a, articles ou livres marquants). Les communications n’excèderont pas 25 minutes et pourront être prononcées en langue française ou anglaise.

 

Bibliographie indicative :

– Adorno, ÄsthetischeTheorie, Suhrkamp, 2012, pp. 179-205 ; Théorie esthétique, traduction française de Marc Jimenez, Klincksieck, pp ; 170-193 ; Aesthetic Theory, traduction anglaise de Robert Hullot-Kentor, Continuum, Londres/New York, 1997, pp. 118-136.
– Peter Szondi, « Lecture de “Strette”. Essai sur la poésie de Paul Celan », Critique, n°288/mai 1971, pp. 387-420.
– Walter Benjamin, « Deux poèmes de Friedrich Hölderlin », In Œuvres, I, Gallimard, 2000, pp. 91-124.
-Walter Benjamin, « “Les Affinités électives” de Goethe »,in Œuvres, I, Gallimard, pp. 274-395.
– Walter Benjamin, Le Concept de critique esthétique dans le romantisme allemand, trad. Anne-Marie Lang et Philippe Lacoue-Labarthe, Flammarion, 2002.

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