Appel à contributions : Atelier de recherche international « Corps troublans. Images et imaginaires dans la première modernité » (Académie de France à Rome – Villa Médicis 11-13 juin, 2020)

 Appel à contributions : Atelier de recherche international « Corps troublans. Images et imaginaires dans la première modernité » (Académie de France à Rome – Villa Médicis 11-13 juin, 2020)

Jamais un œil ne verrait le soleil

Sans être devenu semblable au soleil. [1]

Non, vraiment, il n’est pas besoin de magie ni

de féerie, il n’est pas besoin d’une âme ni d’une

mort pour que je sois à la fois opaque et transparent,

visible et invisible, vie et chose : pour que

je sois utopie, il suffit que je sois un corps.[2]

Dans la culture visuelle de la première modernité, la représentation de corps contorsionnés, désarticulés ou fragmentaires, de visages grimaçants ou déformés par des émotions ou des actions particulières, de corps ouverts révélant organes et orifices, peut surprendre autant que perturber le spectateur d’aujourd’hui. Or, il serait trop réducteur de penser ces configurations corporelles et les dispositifs qui les mettent en exergue comme des expérimentations formelles, des trouvailles iconographiques, des motifs ‘excessifs’ voir transgressifs associés aux imaginaires infernaux ou oniriques, à l’esthétique du grotesque ou du ‘monde à l’envers’.

Ces images du corps provoquent une incongruité troublante, possiblement agressive, susceptible d’être perçue, ne serait-ce que de manière intuitive, comme signifiante et déconcertante. Mais qu’est-ce qui cause ce trouble ? D’où vient-il ? Peut-on définir et circonscrire cet affect ? A-t-il toujours été ressenti de la même manière à travers le temps et dans d’autres cultures que la nôtre ?

Éprouver cet état et considérer la manière de figurer le corps dans l’image comme troublante – c’est-à-dire agissant sur l’esprit et le corps du regardeur et, donc, pouvant orienter voire altérer sa perception de l’image – revient à interroger les points d’articulation entre deux objets de recherche complexes du point de vue historique et culturel : d’une part, la perception du corps, d’autre part, la définition de ‘trouble’ en tant qu’affect.

Ces expressions troublantes du corps – d’un corps toutefois reconnu par le regardeur comme ‘semblable’ au sien – émergent du contraste avec une conception idéalisée du corps pensé comme idée historique et comme acteur de toutes les utopies, sans cesse refaçonné et transfiguré par les constructions culturelles des sociétés (Foucault).

En donnant à voir un corps dés-idéalisé, certaines images prémodernes séduisent et interpellent en même temps qu’elles se chargent d’une agressivité, d’un pouvoir de provocation, d’une tonalité obscène ou risible ; elles peuvent être parfois déroutantes, dégoûtantes, ou même ‘excitantes’ à cause des configurations, des gestes, des postures et des mouvements ‘excessifs’, in-naturels, incongrus du corps qu’elles mettent en scène.

Ce genre de sentiment complexe mêlant incongruité, confusion et menace a été déjà éprouvé par le passé face à certains dispositifs visuels : devant le Jugement Dernier de Michel-Ange, Pirro Ligorio exprime le malaise provoqué par ce qu’il nomme un « chaos de corps faits en pâte », corps comme « dénoyautés », tordus, insensés et fuor di natura.

La distorsion, la fragmentation, la porosité du corps figuré lui confèrent une expressivité spécifique – car « le corps parle lui-même de lui-même » (Dekoninck) se faisant ainsi l’agent de phénomènes et significations qui débordent le cadre d’une approche iconologique. Ici l’implication de la sensibilité réceptrice est donc décisive ! La difficulté est alors pour l’historien de saisir comment le trouble – qui est un effet de séduction sensible – peut devenir consubstantiel à l’avènement et au pouvoir de l’image ainsi qu’à la transmission du sens.

Au-delà de l’inquiétante étrangeté que provoquent l’altérité, la difformité, l’hybridité ou la maladie du corps – des problématiques qui ont fait l’objet de nombreuses recherches –, cet atelier de recherche souhaite questionner les configurations visuelles par lesquelles l’image d’un corps devient troublante, de vérifier comment le regard prémoderne perçoit ce trouble et, enfin, définir historiquement et culturellement ce regard.

Cet atelier de recherche sera l’occasion de sonder la fécondité et la richesse de tels imaginaires dans la pratique artistique et dans la production d’images, au sens large. Il souhaite jeter une nouvelle lumière sur les pratiques et les phénomènes qui informent et affectent autant la production d’images que leur appréhension sensible, cognitive, psychique et physiologique. Il s’agira ainsi de penser le trouble provoqué par le corps figuré par le biais de questionnements d’ordre moral, sociopolitique, éthique, esthétique et culturel qui conditionnent l’idée même d’Humain, en multipliant les approches épistémiques, sans exclure les échanges entre aires chronologiques.

Cette rencontre est organisée à la suite des workshops qui ont eu lieu à Paris et à Tours. Ce cycle d’ateliers de recherche est le fruit d’une collaboration entre le Centre d’Études Supérieures de la Renaissance (CNRS-Université de Tours), le Centre André Chastel (CNRS-Sorbonne Université), l’IUAV Université de Venise et l’Académie de France à Rome.

Les propositions de communication (titre et résumé de 700 mots max) et un CV de 150 mots, en anglais, italien ou français, sont à envoyer avant le 29 février 2020 à Patrizia Celli (patrizia.celli@villamedici.it) en précisant en objet « Corps troublants ».

Les candidats seront informés de la sélection aux alentours du 15 mars 2020 par courriel.

 

Organisateurs Francesca Alberti Académie de France à Rome – Villa Médicis ; Giovanni Careri IUAV Université de Venise/CEHTA-EHESS ; Antonella Fenech Kroke Centre André Chastel – CNRS/Sorbonne Université.

 

Bibliographie (sélection) :

Adam et l’astragale. Essais d’anthropologie et d’histoire sur les limites de l’humain, G. Bartholeyns et al. éd., Paris, 2009

Bellies, bowels and entrails in the eighteenth century, R. Barr, S. Kleiman-Lafon, et S. Vasset éd., Manchester University Press, 2018

BELTING, Hans, Pour une anthro­po­lo­gie des images, Paris, Gallimard, 2004

Bodily Extremities. Preoccupation with the Human Body in Early Modern European Culture, F. Egmond et R. Zwijnenberg éd., Ashgate, 2003

Bodies in Action and Symbolic Forms. Zwei Seiten der Verkörperungstheorie, Bredekamp, H., Lauschke, M. e Arteaga, A. ed., Berlin, Boston, De Gruyter, 2012

The Body in Early Modern Italy, J.L. Hairston éd., Johns Hopkins University Press, 2010

The body in Parts. Fantasies of Corporality in Early Modern Europe, D. Hillman, C. Mazzio éd., Routledge, New York, 1997

Boquet, Damien et Nagy, Piroska, Sensible Moyen âge. Une histoire des émotions dans l’Occident médiéval, Paris, Seuil, 2015

A bras le corps – Matérialité, image et devenir des corps, éd. N. Etienne, Paris, Les Presses du Réel, 2013

Bynum, Caroline W., Fragmentation and Redemption: Essays and Gender and the Human Body in Medieval Religion, New York, 1991

Chartier, Roger, « Le monde comme repré­sen­ta­tion », in Annales ESC, 6, 1989

Le Corps à la Renaissance, actes coll., J. Céard, M.-M. Fontaine et J.-Cl. Margolin éd., Paris 1990

Corps et interprétation (XVIe-XVIIIe siècles), C. Thouret et L. Wajeman éd., Brill, Rodopi, 2012

Cristiani R. et ROSENWEIN B.H., What Is the History of Emotions?, Cambridge, Polity Press, 2017

Didi-Huberman, Georges, La ressemblance informe ou le gai savoir selon Georges Bataille, Paris, 1995

Didi-Huberman, Georges, Ouvrir Vénus. Nudité, rêve, cruauté, Paris, Gallimard, 1999

I Discorsi dei corpi, numéro monographique de Micrologus, I, 1993

Edgerton, Samuel J., Pictures and Punishment. Art and Criminal prosecutions during the Florentine Renaissance, Cornell University Press, 1985

Foucault, Michel, Le corps utopique, les hétérotopies, Paris, Lignes, 2009

Histoire du corps, sous la direction de A. Corbin, J.-J. Courtine et G. Vigarello, Paris, 3 vols., Paris, Seuil, 2005

Kristeva, Julia, Essai sur l’abjection. Pouvoir de l’horreur, 1980

Krois, John M., Bildkörper und Körperschema. Schriften zur Verkörperungstheorie ikonischer Formen, Bredekamp, H. et Lauschke, M. éd., Berlin, Boston, De Gruyter, 2012

Images of shame. Infamy, diffamation and the ethics of oecunomia, C. Behrmann éd., Berlin, 2016

marzano Michela, Penser le corps, Paris, PUF, 2002

Mauss Marcel, « Les techniques du corps » (1936), in Sociologie et anthropologie, Paris, PUF, 1991, p. 365-386.

MERLEAU-PONTY, Maurice, Phénoménologie de la Perception, Paris, Gallimard, 1942.

La Production du corps. Approches anthropologiques et historiques, M. Godelier et M. Panoff éd., Amsterdam, Éditions des Archives contemporaines, 1998

PIGEAUD, Jackie, La poésie du corps, Rivages, Paris, 1999

La production du corps. Approches anthropologiques et historiques, M. Godelier et M.Panoff éd., Amsterdam, Éd. des archives contemporaines, 1998, p. 339-355.

Rosenwen, Barbara H., Generations of Feeling:  A History of Emotions, 600-1700, Cambridge University Press, 2015)

 —, « Problems and Methods in the History of Emotions », Passions in Context: Journal of the History and Philosophy of the Emotions, 1/1, 2010, online < http://www.passionsincontext.de/>

—,  « Histoire de l’émotion: méthodes et approches », Cahiers de civilisation médiévale, 29, 2006,  p. 33-48.

Schmitt, Jean-Claude, La raison des gestes dans l’Occident médiéval, Paris, 1990.

Les Tentations du corps, corporéité et sciences sociales, sous la direction de D. Memmi, D. Guillo et O. Martin, Paris, Éditions de l’EHESS, 2009

[1] Plotin, Ennéades, I, 6, 9.

[2] Michel Foucault, Le Corps utopique, suivi de Les Hétérotopies, Lignes, [1966] 2009.

 

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