De nombreuses publications, sous la forme de monographies, d’essais, de recueils collectifs, de numéros de revue mais aussi de catalogues d’exposition, sont venues ces dernières années rappeler et illustrer à la fois l’abondance et la diversité de la pratique portraitiste au XIXe siècle, en littérature, dans le discours critique, dans la presse alors en pleine expansion, ainsi que dans les arts plastiques et dans la photographie1. Toutes ces études ont donné raison à ceux qui considèrent, à l’instar d’Hélène Dufour, que, « plus que d’autres, le XIXe siècle aurait droit au titre de “siècle des portraits”2 ».
C’est encore ce que prétend montrer l’édition 2016 du « Festival Normandie Impressionniste » en mettant à l’honneur le genre du portrait : les organisateurs entendent faire redécouvrir que les impressionnistes, en général plutôt taxés d’indifférence à l’égard de leurs modèles3, ont été « des rois de la figure », qui ont su « renouveler le genre du portrait » et offrir, à travers leur riche galerie de visages, un témoignage d’importance sur la « grande » comme sur « la petite histoire4 ». Ils nous invitent ainsi à revoir l’histoire du portrait peint à un moment critique de son évolution marqué par la concurrence de la photographie.
Cette enquête sur le devenir du portrait peint, dont on a par exemple noté le glissement vers la scène de genre, voire la « dissolution » dans ce type de représentation5, gagnerait sans nul doute à être prolongée et à s’accompagner d’une étude précise de sa réception, à travers les recensions d’exposition, les pratiques de collection, mais aussi en prêtant attention, lorsqu’elle est connue, à la réaction des commanditaires ou des modèles, car elle rend compte des attentes par rapport à la représentation de la figure humaine, des critères d’évaluation en cours, et a également le mérite de rappeler la nature relationnelle du portrait, qui est toujours « l’histoire d’une rencontre6 ». C’est aussi pourquoi l’on s’est récemment intéressé aux rituels qu’étaient devenues les séances de pose et de prises de vue et à leur exploitation dans la presse et dans la littérature7.
Le portrait littéraire a pour sa part bénéficié du développement des études sur la poétique de la description à partir des années 1980 : on s’est employé à analyser les techniques de représentation du réel, les modalités de l’intégration narrative des morceaux descriptifs, leurs fonctions dans l’économie du récit, les compétences spécifiques de lecture requises, mais en privilégiant le domaine réaliste et naturaliste, et en s’en tenant pour l’essentiel au corpus romanesque. Cette restriction trouve incontestablement sa légitimation dans la prééminence du descriptif au sein d’une littérature qui s’est donnée pour ambition l’observation et la connaissance du réel. Mais elle a eu pour effet néfaste de faire coïncider la définition de la description, et du portrait en particulier, avec un type possible de leur réalisation qui correspondait aux exigences du projet réaliste, et donc d’occulter et de discréditer des pratiques différentes de figuration de la réalité humaine. Sans doute est-il temps de s’apercevoir que l’on n’a pas commencé à savoir décrire l’homme seulement à partir du roman qui naît dans le sillage de Balzac. Qu’en est-il du portrait dans d’autres esthétiques et dans d’autres genres littéraires, comme la poésie et surtout le théâtre, où la critique a peu interrogé les modalités de sa présence ou les raisons (structurelles ? conjoncturelles ?) de sa moindre fréquence ? Quelle place est encore faite au portrait, et dans quel but, dans l’écriture de l’Histoire alors en pleine reconfiguration ? Quels liens tisser entre la pratique historique et la pratique fictionnelle du portrait dans un siècle qui voit le triomphe de genres hybrides comme le roman historique8 ? À l’heure où se multiplient les travaux sur la théorie des émotions, sur leur production et sur leur exploitation par les arts9, il importe également de dégager le portrait de l’approche formaliste qui a longtemps prédominé et qui a conduit à ne plus faire la distinction entre la description d’un inanimé et celle d’un être vivant. Il convient au contraire de prendre en compte la spécificité du portrait qui s’attache à rendre la singularité d’un individu, la richesse expressive d’un visage qui reflète une vie intérieure et qui raconte à sa façon une existence. Il est nécessaire de revenir à l’effet recherché par le portrait, qui n’est pas seulement présentation, aussi ressemblante et détaillée que possible, d’une personne, mais bien plutôt mise en scène d’une apparition, d’une révélation, au fort retentissement émotionnel. Cela implique notamment de continuer à penser ensemble portraits écrits et portraits peints, sculptés ou photographiques, car dans un siècle déjà saturé d’images où la rivalité entre littérature et arts ne se laisse jamais oublier, le défi pour l’écrivain reste de faire image, de parvenir à récupérer un peu de son énergie, de cette illusion de présence, de cette force agissante dont Horst Bredekamp vient de développer la théorie10. La prise en compte de cette interaction est nécessaire pour éclairer le débat, précisément ranimé par la concurrence du portrait peint et de la photographie, opposant, peut-être de façon trop abrupte, la vocation mimétique du portrait et le besoin ressenti d’idéaliser le modèle, de faire appel à l’imagination pour atteindre la vérité de son être.
On ne saurait néanmoins oublier que le portrait s’est imposé au XIXe siècle parce que, cessant d’être seulement un divertissement mondain ou un ornement descriptif, il est apparu comme un instrument efficace de savoir permettant de progresser dans la connaissance de l’homme, de son caractère, de ses mœurs au sein d’une société dont on se préoccupe de plus en plus de cerner l’identité collective. Ainsi s’explique le succès de la « science de l’observation » qu’est la physiognomonie, dont on a noté l’infléchissement vers le déchiffrement social, notamment sous la plume de Balzac, qui aurait porté à sa perfection l’art du portraitiste herméneute chargé de faire parler les corps en leur restituant leur signification sociale et politique11. On sait par ailleurs combien les autorités policières ont trouvé dans le portrait d’abord écrit, puis dessiné et photographique, un outil efficace d’identification des citoyens et surtout de signalement des criminels recherchés. On a plus généralement insisté sur le « désir signalétique » qu’aurait satisfait le recours abondant aux portraits insérés dans la littérature et dans la presse à une époque qui éprouve le besoin urgent de cartographier une société mêlée, en mouvement, dans laquelle les repères se sont brouillés12. Ces travaux sur la fonction d’élucidation sociale du portrait méritent d’autant plus d’être prolongés qu’ils vont au cœur de la démarche portraitiste en interrogeant sa logique métonymique et par conséquent le processus de typification qui permet d’articuler l’individuel et le collectif. On pourra donc continuer à se demander comment a été relevé le défi de combiner la saisie de la singularité individuelle, qui définit le portrait, au souci de le doter d’une portée emblématique. Cela revient à observer la construction, par le biais du portrait et des panthéons qu’il dessine et désigne, en donnant à voir les grands hommes du jour, d’un imaginaire social, voire national, structuré autour de poses et de postures appelées à être largement diffusées, dont les enjeux politiques et idéologiques appellent le commentaire. Cela suppose plus spécifiquement de montrer comment le portrait, dans ses diverses déclinaisons, comme le portrait-carte, dont la mode a profondément renouvelé les modalités de l’échange social, a pu devenir un instrument de la valorisation sociale et symbolique de certaines classes ou de certaines corporations : la bourgeoisie montante, bien sûr, mais aussi par exemple les écrivains, les artistes, les journalistes, dont la surreprésentation dans les portraits, médiatiques notamment, contribue à assurer la notoriété.
Précisément parce qu’il est le reflet des mutations politiques et socio-économiques en cours, on ne s’étonnera pas que le portrait ait été la cible privilégiée de tous ceux qu’exaspère l’entrée dans une modernité que sa production en masse et sa diffusion médiatique contribue à identifier avec l’émergence de la démocratie, l’accélération de la standardisation et la tyrannie de l’actualité. Certes, en littérature comme en arts, le genre du portrait a toujours eu ses détracteurs, mais l’on sera sensible à la véhémence des protestations contre l’invasion des portraits analysée comme une pathologie sociale, indice pour certains d’une déchéance individuelle et collective dont les répercussions débordent le domaine artistique.
Au croisement de l’histoire de la littérature et des arts, des sciences de la communication et de la sociologie, il s’agira ainsi de prendre la mesure des enjeux, esthétiques, sociaux, politiques, médiatiques, du portrait dans un siècle qui en assure le triomphe, non sans réserve.
Les propositions de communication (avec titre et résumé) doivent être envoyées à Fabienne Bercegol (fabienne.bercegol@univ-tlse2.fr) avant le 30 juin 2016. Les articles devront être remis pour le 31 décembre 2016 (30 000 signes espaces comprises) assorti d’un résumé de 800 signes en français.
« Le portrait », Romantisme, 2, 2017, sous la responsabilité de Fabienne Bercegol
Site de la revue : http://etudes-romantiques.ish-lyon.cnrs.fr/appelsromantisme.html
Bibliographie indicative :
– Laurent BARIDON et Martial GUEDRON, Corps et arts. Physionomies et physiologies dans les arts visuels, Paris, L’Harmattan, 1999.
– Fabienne BERCEGOL, La poétique de Chateaubriand. Le portrait dans les « Mémoires d’outre-tombe », Paris, Champion, 1997.
– Régine BORDERIE, Balzac, peintre de corps. « La Comédie humaine » ou le sens des détails, Paris, sedes, 2002.
– Henry BOUILLIER, Portraits et miroirs, Paris, sedes, 1979.
– Pascale DUBUS, Qu’est-ce qu’un portrait ?, Paris, Éditions l’Insolite, 2006.
– Hélène DUFOUR, « Portraits, en phrases ». Les recueils de portraits littéraires au XIXe siècle, Paris, PUF, 1997.
– Galienne et Pierre FRANCASTEL, Le Portrait, cinquante siècles d’humanisme en peinture, Paris, Hachette, 1969.
– Philippe HAMON, Imageries. Littérature et image au XIXe siècle, Paris, José Corti, 2001, 2007.
– Heather MCPHERSON, The Modern Portrait in Nineteenth-Century France, Cambridge University Press, 2001.
– George SHACKELFORD, Guy COGEVAL, Faces of Impressionism : Portraits from the Musée d’Orsay, Yale University Press, 2015.
– Adeline WRONA, Face au portrait. De Sainte-Beuve à Facebook, Paris, Hermann, 2012.
– Henri ZERNER, Géricault, Paris, Carré, 1997.
– Le Portrait, textes regroupés par Joseph-Marc Bailbé, Presses universitaires de Rouen, 1988.
– Le Portrait littéraire, sous la dir. de K. Kupisz, G.-A. Pérouse, J.-Y. Debreuille ; préface de P. Michel, PUL, 1988.
– Les Français peints par eux-mêmes. Panorama social du XIXe siècle, sous la dir. de Ségolène Le Men, Luce Abélès et Nathalie Preiss-Basset, catalogue de l’exposition du musée d’Orsay, Paris, mars-juin 1993, Paris, Éditions de la Réunion des Musées Nationaux, 1993.
– Le Dernier Portrait, sous la dir. de Emmanuelle Héran, Paris, Éditions de la Réunion des Musées Nationaux, 2002.
– Portraits/visages. 1853-2003, sous la dir. de Sylvie Aubenas et Anne Biroleau, Paris, Gallimard/BNF, 2003.
– Portraits publics, portraits privés (1770-1830), sous la dir. de Sébastien Allard, Amar Arrada et Malcolm Baker, catalogue de l’exposition du Grand Palais, Paris, 4 octobre 2006-9 janvier 2007, the Royal Academy of Arts, Londres, 3 février-20 avril 2007, the Solomon R. Guggenheim Museum, New York, 18 mai-10 septembre 2007, Paris, Éditions de la Réunion des Musées Nationaux, 2007.
– Portraits biographiques, sous la dir. de Robert Dion et Mahigan Lepage, La Licorne, n°84, 2009.
– Le Portrait dans la critique littéraire, sous la dir. de Fabienne Bercegol, CAIEF, n°63, mai 2011.
– Charakterbilder. Zur Poetik des literarischen Porträts, Angela Fabris, Willi Jung (Hg), Bonn University Press, 2012.
– Le portrait : champ d’expérimentation, sous la dir. de Roberto Copello et Aurora Delgado-Richet, Presses Universitaires de Rennes, coll. Interférences, 2013.
– Portraits d’ateliers. Un album de photographies fin-de-siècle, sous la dir. de Pierre Wat, Grenoble, ellug, 2013.
– Le Portrait photographique d’écrivain, sous la dir. de Jean-Pierre Bertrand, Pascal Durand et Martine Lavaud, Contextes, n°14, 2014, contextes.revues.org
– Portrait et expression en France à l’époque romantique, atelier de la SERD. http://etudes-romantiques.ish-lyon.cnrs.fr/wa_files/F_Bercegol_Atelier.pdf ; http://etudes-romantiques.ish-lyon.cnrs.fr/wa_files/Chaisemartin_Atelier.pdf
– Elizabeth Vigée Lebrun (1755-1842), catalogue d’exposition (23 septembre 2015-11 janvier 2016), Paris, Grand Palais, Éditions de la Réunion des Musées Nationaux, 2015.
1 Voir la bibliographie indicative insérée ci-dessous. Toutes nos notes de bas de page y renvoient.
2 Hélène Dufour, « Portraits, en phrases ». Les recueils de portraits littéraires au XIXesiècle, p. 9.
3 Les organisateurs de l’exposition Portraits publics, portraits privés (1770-1830) en font la remarque dans le catalogue, p. 13.
4 http://www.normandie-impressionniste.fr/une-thématique-audacieuse. Dans le cadre de ce Festival, un colloque se tiendra au Centre Culturel International de Cerisy, du 11 au 18 août 2016, sur le thème : « Portraits dans la littérature de Flaubert à Proust », sous la direction scientifique de Julie Anselmini, Fabienne Bercegol, Mariane Bury. http://www.ccic-cerisy.asso.fr/portraits16.html
5 Galienne et Pierre Francastel, Le Portrait, cinquante siècles d’humanisme en peinture, p. 187 sqq.
6 Pascale Dubus, Qu’est-ce qu’un portrait ?, p. 75.
7 Voir « L’Atelier du XIXe siècle » organisé par la SERD le 4 avril 2015 et consacré à « La photographie au XIXe siècle : le rituel du portrait ». http://etudes-romantiques.ish-lyon.cnrs.fr/wa_files/Atelier12.pdf
8 C’est la question qu’ont posée, à partir de la littérature historique et fictionnelle des XVIIe et XVIIIe siècles, les organisateurs (Catherine Ramond et Marc Hersant) du colloque qui s’est tenu à Amiens (Université de Picardie Jules Verne), les 21, 22, 23 octobre 2015, sur « Enjeux, formes et motifs du portrait dans les récits de fiction et dans les récits historiques de l’époque classique (XVIIe-XVIIIe siècles) ». http://www.romanesques.fr/colloques-passes/2015-enjeux-formes-et-motifs-du-portrait-dans-les-recits-de-fiction-et-dans-les-recits-historiques-de-lepoque-classique-xviie-xviiie-siecles/
9 Voir la publication récente chez Armand Colin de Arts et émotions. Dictionnaire,par Mathilde Bernard, Alexandre Gefen et Carole Talon-Hugon.
10 Dans son essai Théorie de l’acte d’image, Berlin, Suhrkamp, 2010 / Paris, La Découverte, 2015 [trad. fr],
11 Voir l’essai de Régine Borderie.
12 Voir l’essai d’Adeline Wrona.
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