Appel à contributions | Matières, matérialités, making | Histoire de l’art, n° 93

Matières, matérialités, making

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Les Athéniens ont longtemps conservé le navire qui avait ramené sain et sauf Thésée. Ils en remplaçaient les planches trop vieilles par des planches plus solides lorsque cela était nécessaire. La légende du bateau de Thésée est pour les philosophes un exemple controversé de la notion d’identité[1]. Il illustre également le rapport complexe que nous entretenons avec la matérialité et sa pérennité.

Indispensable car constitutive de l’œuvre ou de l’artefact, la matérialité nous apparaît comme un marqueur d’authenticité. Les matériaux peuvent néanmoins être réparés, remplacés et faire illusion sans pour autant bouleverser notre perception de l’œuvre. Sous-jacente à l’artefact, elle en est la structure et lui confère son aspect. Malgré cela, son étude est longtemps restée en marge de l’histoire de l’art, en vue de la restauration ou de l’authentification d’une œuvre. Or, ces deux décennies ont vu l’apparition d’un material turn en histoire de l’art, conséquence de la collaboration avec d’autres disciplines, en particulier l’anthropologie, et de l’intérêt pour la biographie des objets[2] et pour l’archéologie, attachée de manière ontologique à la matérialité des artefacts. Cet apport méthodologique important est dû également à l’influence de spécialités, comme l’histoire de l’art médiéval ou l’histoire de l’art des mondes extra-européens. La prééminence des études matérielles dans ces domaines s’explique par le peu (ou l’absence) de documents écrits contextualisant les œuvres : la matérialité intervient alors comme un élément duquel des informations peuvent être tirées sur l’objet[3]. Aujourd’hui, l’étude de la matérialité est reconnue en histoire de l’art, quelles que soient les périodes ou les aires géographiques concernées : elle s’impose comme un moyen permettant de dépasser l’opposition entre une histoire de l’art du « contenu » et une histoire de l’art de la « forme ».

Le congrès du Comité international d’histoire de l’art (CIHA), qui se tiendra à Lyon en 2024, en est la preuve. Nous souhaitions nous inscrire dans cette trajectoire, tout en mettant en exergue le dialogue interdisciplinaire entre histoire de l’art et archéologie. C’est pour accompagner cet événement qu’il nous semblait nécessaire de consacrer un numéro de la revue Histoire de l’art au thème de la matérialité.

Pour ce numéro, nous ambitionnons de développer une approche interdisciplinaire, en prolongeant ainsi la réflexion entamée avec L’art à l’heure archéologique (no 90) sur les relations et interconnexions entre art, sciences, histoire de l’art et archéologie. Il s’agira de réfléchir au faire, en explorant les savoir-faire et les modes de production ; de considérer la nature et l’origine des matériaux employés dans la fabrication des artefacts et leur périssabilité. La question de l’authenticité de l’œuvre sera également abordée. Ces problématiques seront traitées avec des ancrages disciplinaires multiples et sans restrictions géographiques ou chronologiques. Elles seront appliquées à l’histoire de l’art et à l’archéologie dans la volonté de cerner les convergences possibles entre les pratiques d’archéologues et celles d’historiens de l’art. Les contributions venues d’autres disciplines, comme l’histoire des techniques, l’anthropologie ou les différentes sciences des arts, seront les bienvenues.

 

  1. Le matériau brut : matières et matériaux

Dans une approche classique de la matérialité, les articles portant sur cet axe s’intéresseront à la fabrication, au commerce, à l’approvisionnement, à la circulation et à la consommation des matériaux. Cet axe concerne aussi la valeur commerciale accordée au matériau brut, ainsi que sa valeur symbolique.

  1. Matières et matériaux : fabrication, commerce, approvisionnement, consommation
  2. Propriétés esthétiques du matériau brut (pierres, métaux, plantes…) ; prix ; signification attribuée aux propriétés matérielles de certains artefacts ; symbolique (l’emploi de certains matériaux dans une œuvre d’art ou un artefact n’est pas anodin ; voir par ex. le lapis-lazuli et l’or)
  3. Rapport entre image et matière : l’image produite matériellement ; la technè comme moyen de créer du sens et de la valeur

 

  1. « Making» : techniques artisanales et artistiques, procédés, gestes

Cet axe s’intéresse à la fois aux aspects relevant des chaînes opératoires et aux systèmes techniques artistiques (outils, gestes, apprentissage, pratiques d’ateliers), avec une attention particulière portée aux notions de transmission : si l’ensemble de ces actions constitue un savoir commun, les secrets d’atelier correspondent à des spécificités individuelles, répondant à des exigences commerciales et auctoriales, et leur transmission est contrôlée. Dans ce cadre, quelle place prend la liberté d’invention et d’innovation de la part de l’artiste ou de l’artisan ? Par ailleurs, le désir de reconnaissance technique de la part des artistes et des artisans se manifeste par la rédaction de recettes ou de demande de brevets d’exclusivité, soumis à des institutions. Quels liens peuvent alors être établis entre art, science et technique ? Les questions touchant à la pratique permettent de revoir la définition de l’artisan et de l’artiste et de montrer que la frontière entre les deux est poreuse. La question du talent et de la prouesse technique est ici cruciale. Enfin, le choix de l’instrument ou de l’outil utilisé pour la création, trop souvent mis de côté des études sur la fabrique de l’art et des artefacts, est un élément important.

  1. Secrets d’artistes, savoir-faire artisanaux : inventions, innovations, transmissions
  2. Maîtrise et talent (opposition entre art et artisanat ; mais le talent ou l’habileté ne peuvent s’affranchir d’une certaine maîtrise des matériaux ; réinterroger les relations artistes / artisans)
  3. Matérialité et outils : les techniques comme forme de savoir (les différentes façons de travailler la matière)

 

  1. Périssabilité

La question de la pérennité des matériaux et des artefacts est sans cesse interrogée lors de la création. Conscients du caractère périssable des œuvres, les artistes tentent de modifier ce paramètre, par exemple par l’utilisation de matériaux plus pérennes. D’un autre côté, on cherche à prolonger la durée de vie des artefacts en les conservant et en les restaurant. Enfin, certains artistes jouent au contraire de la périssabilité en utilisant sciemment des matériaux peu stables, afin de produire une œuvre éphémère. Le caractère fugace de l’œuvre se retrouve dans certaines créations contemporaines, comme le Trash Art, mais la réalisation de tableaux tapisseries ou de décors éphémères, à l’époque moderne, peut être rapprochée de cette conscience de disparition imminente.

  1. Conscience de l’évolution des matériaux constitutifs des œuvres, tant dans leur structure que dans leur aspect (disparition)
  2. Faire durer : recherche de matériaux inaltérables, procédés de restauration
  3. Trash Art et matériaux de récupération

 

  1. Trace, imitation et authenticité

Cet axe s’intéresse à l’étude matérielle de l’œuvre et aux informations qu’elle apporte non seulement sur sa technique et son histoire mais aussi sur son authenticité. Alors qu’en archéologie, l’archéométrie permet depuis longtemps d’étudier la nature de la matière constitutive des objets et d’en tirer des informations sur le contexte de leur production et de leur usage, les résultats des analyses et examens scientifiques sont de plus en plus exploités dans les études d’histoire de l’art pour confirmer des hypothèses apportées par la documentation. Par ailleurs, les études en archéométrie permettent depuis longtemps de dévoiler certains faux ou de confirmer l’authenticité d’une œuvre. Enfin, l’étude de la matérialité passe également par l’expérimentation, que ce soit en archéologie ou en histoire de l’art, notamment dans les études liées à la conservation-restauration, où les pratiques artistiques et les recettes anciennes sont mises en pratique pour en tirer de nouvelles informations sur les œuvres. Dans une certaine mesure, les faussaires expérimentent aussi la matière et les pratiques artistiques et artisanales anciennes, dans le but d’imiter des artefacts anciens et de tromper sur l’origine de leur production.

  1. Étude matérielle des œuvres et interdisciplinarité
  2. Imitations / contrefaçons : les « faux » archéologiques, une façon d’atteindre la « vérité » matérielle et technique des artefacts anciens (enjeu : le marché de l’art et des antiquités)
  3. Matérialités archéologiques : l’archéologie expérimentale (l’appréhension des matériaux et des produits finis dans les sociétés du passé)

 

  1. Matérialité et immatérialité (nouvelles technologies, création, médiation, muséographie)

Cet axe explore la mise en scène des nouvelles technologies pour rendre tangible l’immatériel, qu’il s’agisse notamment de pratiques muséographiques ou de médiation immersive, visant par exemple à interpeller les sens évocateurs d’une matière (de l’ordre de la sensation, du sensible, de la perception, de la lumière, des sciences cognitives, etc.) ; de l’imagerie et de la restitution 3D (pour l’aspect matériel et les textures des monuments notamment, de l’ambiance, de l’environnement) ; de photographies d’œuvres d’art qui rendent tangibles les choix techniques d’un artiste ; de l’imagerie scientifique ou enfin de l’art numérique, qui peut contribuer à réinventer un autre rapport à la matérialité. Les logiciels et les modèles numériques s’imposent comme des supports pour l’imagination créative dans la conception architecturale, entre autres dans les jeux vidéo ou en reconstitution archéologique. Il s’agira de mobiliser une approche contemporaine de la matérialité : peut-on vraiment s’approprier la matérialité avec le numérique ?

  1. Explorer, s’étonner, percevoir : de l’installation à l’expérience immersive ; expositions et reconstitutions numériques qui traitent de la matière (Van Gogh à l’œuvre)
  2. Au-delà de la matière : l’art numérique (vidéos, jeux vidéo, NFT) et la dialectique entre matérialité et immatérialité
  3. L’expérience numérique au service de la matière : l’imagerie et l’impression 3D en archéologie

 

Le numéro « Matières, matérialités, making » sera coordonné par Arianna Esposito, maîtresse de conferences à l’université de Bourgogne, et Delphine Morana Burlot, maîtresse de conferences à l’université Paris 1 – Panthéon-Sorbonne.

Les synopsis d’une page au format PDF, comprenant une présentation du sujet problématisé et une courte biographie de l’auteur, sont à adresser à revueredachistoiredelart@gmail.com pour le 15 juin 2023 au plus tard. Le comité de rédaction étudiera les propositions envoyées. Les projets retenus feront l’objet d’articles à remettre pour le 16 octobre 2023.

[1] Daniel Fabre, « La pérennité », dans Nathalie Heinich, Jean-Marie Schaeffer et Carole Talon-Hugon (dir.), Par-delà le beau et le laid. Enquêtes sur les valeurs de l’art, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2014, p. 83-103.

[2] Arjun Appadurai, The Social Life of Things: Commodities in Cultural Perspective, Cambridge / New York, Cambridge University Press, 1986.

[3] Michael Yonan, « Toward a Fusion of Art History and Material Culture Studies », West 86th: A Journal of Decorative Arts, Design History, and Material Culture, vol. 18, no 2, 2011, p. 232-248.

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